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Name of Book and Volume,
Division
Range
Shelf.
Recei. c-^<^*op«.^;^^T 1 87
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REVUE
DES
DEUX MONDES
XLII« ANNÉE. * SECONDE PÉRIODE
TOIIE C. — !•' JOILLET 1872.
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REVUE
DBS
DEUX MONDES
XLII' ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME CENTIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX iVIGNDES
RDE BONAPARTE, 17 1872
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PRESERVAT/ON x^J^P
REPLACEMENT UOT
REVIEW.5(i3/a l'Oise* ^■
5p m)^»W5
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LA FAUTE DU MARI ^
PREMIÈRE PARTIS.
I.
Il y a quelques années, Richard Destrées était officier aux chas- seurs d'Afrique. Il avait la plus insouciante et la plus heureuse jeunesse. Il aimait sa carrière, et trouvait que la vie est un bienfait de Dieu. 11 faut pour cet optimisme des qualités natives et des dr- constances d'exception. Itichard avait une charmante expression de physionomie, un beau front, de grands yeux noirs , un joli sou- rire sous sa fine moustache, l'imagination vive, le cœur tendre, le goût de tous les plaisirs et de toutes les belles choses. A peine sorti de Saint-Cyr, il s'était empressé de s'instruire. Dans ses loi- sirs de garnison, il avait lu les poètes et les historiens, et, conmie il se sentait entraîné vers la littérature, il s'était mis à écrire une histoire des guerres et batailles de la France. Il avait de la sorte vécu dans l'intimité de tous les grands hommes, s'enflammant d'une ardeur généreuse pour les hauts faits, étudiant avec une cu- riosité attentive les évolutions de la politique, admirant Bayard et ne méprisant pas Machiavel. Ce travail, qui fut long, l'avait pré- servé des oisivetés dangereuses. 11 le quittait chaque jour au bout de quelques heures pour les devoirs de sa profession ou pour les distractions du monde.
Richard se plaisait dans la société des femmes, dont son esprit, sa conversation originale, la délicatesse de ses sentimens et la grâce de ses manières le faisaient bien accueillir. II avait pris l'habitude, sans fatuité apparente, d'obtenir auprès d'elles des succès qui lui
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6 MTOÉ Mè CÉti iTÔNBES.
donnaient plus de joie que d'orgueil. C'est ainsi que très longtemps il s'était abandonné au courant de ses études, qui lui étaient chères, et de ces jouissances de cœur qui lui étaient indispensables. Sa si- tuation auprès des hommes, de ses chefs surtout, était quelque peu différente : Richard était pour eux un oflTicier à coup sûr fort distingué^ trèi* co»urtois, très respectueux, et cependant ite devi- naient en lui, bien qu'il fût loin de radîcher, une sorte d'indifférence de son métier, non point hautaine, mais due à cette indépendance de caractère que l'on contracte dans le travail assidu el solitaire. 11 ne semblait pas poursuivre, ne sachant peut-être pas assez l'art de les briguer, ces approbations ordinaires, ces récompenses lentes et successives que les subalternes zélés sollicitent de leurs efforts et de leurs instances. Aussi ne les lui accordait-on pas; en revanche, ce qui ne coûtait rien, on se montrait prodigue envers lui de bien- veillance aimable et de complimens sans résultat. A vingt-cinq ans, dans une chaude affaire, il avait t aé de sa main un chef arabe et pris un drapeau. Cette action d'éclat lui avait valu d'être décoré et d'attirer sur lui l'attention toute sympathique d'un général qui le choisit pour aide-de-camp. Ces élégantes fonctions, que rehaussait une croix vaillamment gagnée, parurent suffire entièrement à l'am- bition de Richard. 11 n'était pourtant encore que lieutenant, et de plus habiles que lui eussent exploité cette chance soudaine. Il en était incapable, et malheureusement il avait pour général un de ces chefs assez nombreux dont la protection est purement platonique, et qui se font une loi égoïste et facile de n'employer que pouf eux- mêmes, par crainte de Je compromettre, le crédit dont ils dispo- sent. Celui-ci d'ailleurs aimait Richard et le faisait complaisamment l'ordonnateur de ses fêtes militaires. Il le garda ainsi à son service, le choyant et le ménageant comme un ami dont il n'e&t point su se passer, mais ne s'inuiginant pas que, s'il avait grande envie lui- même d'être général de division, l'hiftnble compagnon de son exis- tence et le confident de son ambition pût avoir le désir d'être ca- pitaine. Richard le devint cependant à l'ancienneté, à trente ans révolus, et comme à cette même époque son général, nommé divi- sionnaire, quittait le commandement qu'il avait exercé, le nouveau capitaine, libre de sa personne et de ses actes, demanda et obtînt un congé qu'il se proposa de passer en France.
Ce fut à Paris qu'il alla tout d'abord. Il le connaissait pour y avoir fait de courts séjours et y avoir pris de rapides plaisirs. Il y venait cette fois avec un but différent; il voulait y publier son his- toire militaire de la France. Il sentait intérieurement, quoiqu'il n'eût osé s'en ouvrir à personne, que c'était là une œuvre savante, bien faHe, mûrement méditée, et, tant qu'il en lut une à une les
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LA BAUm. OU IfARt. T
feuille» d'épreuTeSi. il s'imagina que cei livre en paraiesant produir- raituoe certaine sensation. Blea que sa jeunesse heureuse et mou- yesnentée eut duré dix ans> Riefaard cemmençait à ressentir quel- ques inquiétudes et à se préoccuper de Tavenir. U devinait que Fopinion de ses camarades et de ses supérieurs ne le tenait, au point de vue des choses sérieuses^ qu'en une bienveillante estime, et le laissait volontiers sur ce terrain d'une existence insouciante et facile où il avait sUFecté de se placer. Aussi attendait-il avec impa- tience le moment, qu'il avait longuement préparé, d'affirmer son persévérant travail et sa valeur personnelle.
La réalité ne devait lui apporter qu'une désillusion. N'ayant point préludé à son œuvre capitale par de moindres travaux qui l'eussent mis en évidence, et daâs l'impossibilité de trouver un éditeur, il avait publié le livre à ses frais. Le retentissement en fut presque nul. Quelques lettres d'éloges ou de remerclment des personnes* auxquelles il Tavait envoyé^ de rares articles de journaux,, lui at- testèrent seuls que son livre avait vu le jour. Ainsi ce grand succès qu'il avait rôvé n'aboutissait qu'à un échec obscur. Le coup fut d'autant plus cruel qu il anéantissait pour Richard bien d'autres espérances. Cependant, la première douleur passée, il reprit cou- rage ou plutôt il envisagea froidement sa situation. Il ne se dissi- mula point qu'à moins d'un grand effort de volonté et d'une ferme résolution de changer sa ligne de conduite sa carrière était compro- mise, li s'était attardé dans une indépendance juvénile, dans un dé- sintéressement de parti-pris que les sociétés hiérarchiques admet- tent difficilement. Le mérite seul ne suffiH pas pour en gravir les rades échelons, qpii sont tous occupés. Il &ut avoir su prendre rang à son tour et capter par un respect, constant la protection de ceux qui vous précèdent. Pour un homme da caractère de Richard, il n'est point malaisé de comprendre cette diplomatie enfantine, mais il l'est Wen plus de s'y courber. Tout en mesurant les circoUf- stances où il se trouvait d'un regard lucide et avec une grande fer- meté d'esprit, il n'avait pa& confiance dans ses aptitudes à opérer une évolution semblable, et il se demandait avec anxiété ce qu'il adviendrait de lui lorsqu'il se disposerait, au moyen de ces armes nouvelles et douteuses, à conquérir la gloire et les honneurs. Il avait toutefois le temps d'y réfléchir, car son congé ne se terminait pas encore, et, afin de se ressaisir dans une atmosphère plus calme, il réfiohit, n'ayant plusj rien à faire à Paris, d'aller visiter en pleine province, dans sa ville natale, une vieille tante maternelle, la seule parente qui lui restât.
Ce fut par une fipoide matinée de décembre qu'il partit pour Bré- ville-suF-fiure. Le trajet n'est que de trois heures, et l'on ne se
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8 REVUE DES DEUX MOVDES.
douterait guère que cette petite ville, si profondément enfouie dans ses habitudes provinciales, soit si près de Paris. Elle n'a rien ou- blié de son passé ni rien appris de la civilisation, qui la traverse à toute vapeur sans y laisser de traces. Richard, encore enfant lors- qu'il l'avait quittée, se la rappelait avec un sourire. C'était la ville de ses naïfs souvenirs et de ses premières émotions d'adolescent. Au fur et à mesure qu'il s'en rapprochait, il reconnaissait les lieux qu'il avait parcourus, les bords à pics et semés d'ajoncs de la ri- vière, les grands bois couverts de givre. Quand il aperçut de loin les hautes tours de l'église, une émotion étrange le saisit. Elles se détachaient en noir sur le ciel d'un bleu froid et transparent; des vols de corbeaux décrivaient à l'entour de larges cercles, et il lui semblait comme autrefois entendre se mêler leurs cris au tintement joyeux ou attristé des cloches. Rien, en ce petit coin de terre où il allait se retrouver, n'avait dû changer que lui-même.
Bientôt le chemin de fer le déposait à la station. Il fallait à peu près un quart d'heure pour gagner la ville. Richard voulut faire la route à pied. Elle était bordée de peupliers le long desquels il s'é- tait promené, de fossés qu'il avait franchis. Il traversa le vieux pont aux trois arches moussues, sous lesquelles il avait souvent passé en bateau. En ce moment, il croisa une belle jeune fille qui sortait sans doute des vêpres, car elle avait son livre de messe à la main, et qu'accompagnait une femme de chambre. Elle était enve- loppée de fourrures, et marchait d'un pas vif et léger. Il remarqua ses yeux noirs, l'éclat de son teint, que la course et le froid ani- maient, et machinalemem il la salua, comme il avait l'habitude de faire jadis lorsqu'il rencontrait quelque dame de la ville. Elle lui rendit son salut d'une façon aisée, mais avec une nuance d'étonne- ment. Richard ne se demanda point s'il avait fait une gaucherie, il était heureux sans savoir pourquoi d'avoir aperçu ce jeune visage. Un peu plus loin, il vit venir de son côté quelques habitans de Bré- ville. Ils allaient lentement, donnant le bras à leurs femmes, et fai- saient un tour de pont avant de rentrer chez eux. Il y en avait dont les traits ne lui étaient pas étrangers, mais depuis si longtemps il ne songeait plus à eux que ces ressemblances lointaines n'avaient rien de précis pour lui. Il les regardait en pensant à sa tante, qu'il avait quittée jeune encore, et qu'il allait revoir à près de soixante ans. Il pressait le pas, et, après avoir monté la grande rue, s'a- vançait vers une maison blanche à contrevens verts entre cour et jardin. C'est là qu'il était né, que ses premières années s'étaient écoulées. Il agita la sonnette d'une main tremblante; l'aboiement enroué d'un très vieux chien répondit au bruit. Quand la porte fut ouverte, l'animal vint à Richard, et, au lieu de lui faire un mauvais
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LA FAUTE DU MARI. 9
accaeU, le flaira longuement, et se mît à le caresser en jappant doucement. Le jeune homme songea au chien d'Ulysse, et, tout en souriant, rendit à celui-ci ses caresses de bienvenue. La servante marchait en avant pour introduire le visiteur, mais ce fut lui qui la précéda et qui ouvrit, en se nommant, la porte du salon. M"* de Redens se leva toute droite, courut à son neveu, lui prit la tête entre ses deux mains, et à plusieurs reprises Tembrassa sur le front avec une émotion e.\traordinaire. Elle avait les yeux humides et ne pouvait que répéter : — Ah ! mon Richard, mon cher neveu I
Richard, tout attendri, l'embi^assait à son tour. Ce ne fut pas trop de tout le dîner, dans lequel la cuisinière parut se surpasser, pour que la tante et le neveu devinssent plus calmes et refissent connaissance. Us avaient tant de choses à se dire depuis quinze ans qu'ils ne s'étaient vus; Richard raconta ses campagnes, qui émer- veillèrent M"* de Redens; puis ce fut à elle de l'entretenir du passé, d'évoquer les physionomies aimées de ceux qui n'étaient plus, de l'initier, non sans lui causer une certaine surprise, aux joies tran- quilles, aux obscurs bonheurs d'une vie calme et modeste.
Us étaient alors assis auprès d'un bon feu, de chaque côté de là cheminée, et le vent sifflait au dehors. Richard regardait avec un plaisir étonné le salon lambrissé et les trumeaux au-dessus des portes et de la cheminée, où de folles bergères en falbçilas se ba- lançaient sur des escarpolettes. L'ameublement ne s'était guère modifié. Il Y ^vait toujours sur la table ronde, dans une encoi- gnure, le service à thé en porcelaine de Sèvres, et les fauteuils, dont les bras se terminaient en tête de sphynx, étalaient aux lueurs du foyer leur velours d'Utrecht fané par les ans. C'était aussi la même pendule Louis XVI au lourd cadran suspendu entre deux py- ramides devant lesquelles de délicates figurines en biscuit, une ber- gère et un berger Watteau, esquissaient un pas de menuet. Que d'heures oubliées elle avait sonnées pour Richard! Il reportait alors son regard sur M"* de Redens, et, au travers des changemens amenés par le temps, il la retrouvait telle qu'autrefois. Elle avait été jolie, et à soixante ans elle gardait encore quelques traces, comme la mélancolie douce de cette beauté. Ses cheveux blancs, séparés en bandeaux, descendaient en anglaises le long de ses joues. Ses traits, à grandes lignes, s'étaient fondus, dans un léger embonpoint du visage. Les yeux avaient une expression de douceur et de nm- lice. 11 y avait en elle de la dévote et de la femme du monde. Elle tricotait; ses mains potelées, avec de petites fossettes, se prolon- geaient en doigts blancs et effilés. Elle ne s'était pas mariée; Richard savait confusément qu'elle était restée fidèle à la mémoire d'un homme qu'elle avait beaucoup aimé et qui était mort jeune. Il était
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19^ REVUE DBS DEOX MONDES.
heureux de la revoir, et la conversation, qui n'avait eu jusque-là que fe^ allures dn récit, prit un tour plus intime.
M"** de Reden<« ne s'étendit p^int en confidences. Sa paisible exis^ tence s'était écoulée tout entière entre ses devoirs de religion et de charité et qiiel'[iies aimables relations de voisinage ou d'amitié. Elle se plaignait toutefois de son i^iemsnt de famille, et se flattait de voir plus souvent son neveu, que les exigences des premières années de sa carrière ne retiendraient plus si longtemps loin d'elle.* Peu à peu Richard lui ouvrit son cœur, il lui avoua les illusions qui l'avaient bercé, les faciles plaisirs, le goût d'indépenlance et l'in- grat travail où il s'était attardé. Il lui fit part de ses incertitudes d'esprit, du passager désenchantement qui l'avait atteint, des doutes assez sérieux qu'il concevait pour soîi avenir. Cette confes- sion l'avait ému, il ne se Tétait jamais faite qu'à lui-môme, et il s'étonnait, en parlant, de la profondeur de sa blessure et de Tamer- tume de sa pensée.
— Mon chnr enfant, lui dit M"* de Redens, n'ayez de tout ceci ni chagrin, ni impatience. Vous êtes simplement dans une heure de déception et de fatigue. II faut oublier ce passé, où vous ne vous êtes pas trouvé^ vous-même parce que vous vous y êtes insuffisam- ment cherché, et reprendre ici des forces pour un avenir qui ne vous manquera pas.
Le lendemain, en s'éveillant, quand il vit au grand jour la chambre où il avait couché, il se crut redivenu enfant. C'était le papier bleu à ramagas sur lequel il avait fait des taches d'encre, l'armoire où il serrait ses jouets, les gravures enca Irées du Jeu de paume et de Napoléon à Austerlitz, qui lui avaient donné ses pre- mières leçons d'hi-toire. Il ouvrit la fenêtre et suivit de l'œil, sous un blanc tapis de neige qui les couvrait, tes sinuosités des collines et les perspectives des arbres poudrés à frimas. Le soleil était ra- dieux, et en d4pit de l'hiver la nature avait un aspect de calme et de sén^nité. Richard se sentit joyeux et fort, il eut le mépris sou- dain des chimères qu'il avait poursuivies. Il avait été bien fou de s'en préoccuper, et pendant quelques jours tout au moins il les ou- blierait. N'était-il pas entièrement libre, et de cette servitude mili- taire qu'il redoutait et mém3 dte ces engageinen^ féminins où sa jeunesse s'était dépensée au détriment de bats plus élevés ou plus sérieux? Quelque joie d'orgueil ou d'affection qu'ils lui eussent donnée, il les avait maintenant en une sorte de dédain, et se de- mandait si un seul amour qu'on peut affirmer hautement, avec l'es- time de tous, n'est point la véritable destinée da cœur; puis il sou- riait en songeant qoe ces idées de mariage et de devoir lui venaient de l'influence de la famille et du pays natal.
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LA rAUTE DU MARI. U
Qaôî (Jtrti en fôt, à partir âe ce momeTft, il sembla prendre à Br é- ville ses quartiers d' hiver et de repos. Loin de sa vie active, il pas- sait avec délices la plus grande pa'-tie de sa journée dans la pièce du rez-de-chaussée qui servait de bibliothèque. Elle était remplie presque en entier d'ouvrages du xvii* et du xvin' siècle. Richard les lisait ou les relisait au hasard, ^s prenait ou les quittait^ allant tour à tour, au caprice de sa fantaisie, de Corneille à Rt^tif de la Bretonne et de Marivaux à Régnier. Au bout de quelques heures, il se surpren lit étendu sur les coussins du divan, entouré de volumes gisant epars çà et là, ayant goôté à tous les fniîts de la littérature et de la science, et aussi loin du temps où il vivait que si ce temps n'eût jamais existé. Cette rêverie active, le détachement absolu des préoccupations qu'il avait subies, lui plaisaient au dernier point. 11 s'f arrachait par un paresseux effort, et allait se promener dans la campagne jusqu'au moment du diner. La solitude loi était une com- pagne; c'était le froid et la nuit tombante qui le reconduisaient au logis. Il passait la soirée à causer avec sa tante, dont l'esprit tou- jours jeune et la grâce le charmaient, ou à faire avec elle et quel- ques voisins une partie de whist ou de bouillotte. Il était aimable avec ce petit monde, dont les habitudes un peu surannées se ra- gaillardissaient au contact de ce jeune homme qui avait le regard vif et prompt, la parole originale, et que, tout engourdi qu'il 8*^1- maginât être alors, le soleil d'Afrique avait échauffé de ses rayons. On parlait de lui dans Bréville comme d'nn accident extraordinaire survenu tout à coup, et le cœur des jeunes filles tressaillait à son nom.
JBien que Richard, pour complaire à sa tante, n'eût fait que quel- ques visites qui, dîms sa pensée, ne devaient point avoir de lende- main, il était allé, la première fois par politesse, puis était retourné par plaisir chez le colonel Maurice. Ce colonel e i retraite était un grand vieillard de soixante et quelques années, d'un fort grand air, de manières affables, d'un esprit fin et délicat, qui vivait un peu comCie un loup, disait-on, mais qui se montra pour son jeune ca- marade d'une bienveillance extrême. Ils eurent bientôt l'un pour l'autre la plus vive sympathie. Le colonel, qui s'était arrangé à Bréville une petite maison très élégante et presque luxueuse, allait de temps à autre, et, selon son expression, pour se retremper, pas- ser quelques jours à Paris. U en rapportait les nouvelles en homme qui les avait puisées aux meilleures sources et à qui aucun événe- ment, poKtîqae ou mondain, n'était étranger. Il en faisait part à Richard, et le captivait par la profondeur de ses aperçus ou la saveur de se^ récits. Il y avait en effet en lui de soudains retours de jeu- nesse et comme une affectueuse et inépuisable indulgence pour
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12 RETCE DES DEUX MONDES.
les femmes, qu'il avait dft beaucoup aimer et dont il se plaisait à parler. C'était là entre un philosophe émérite et un ermite de fraîche date une affinité secrète à laquelle ils ne se dérobaient ni Tun ni l'autre, et qui rouvrait par intervalles à Richard, avec d'éblouis- santes et fugitives clartés, ces horizons de plaisir et de passion que de parti-pris il avait crus fermés pour lui.
Dans ses promenades de chaque jour, il lui arriva plusieurs fois de rencontrer la jeune fille qu'il avait aperçue sur le pont au mo- ment où il était entré à Bréville. 11 n'avait pas le temps d'examiner ses traits, mais elle lui paraissait fort jolie. Le plus souvent, après avoir traversé le pont, elle se dirigeait vers une allée de peupliers plantée sur le bord de l'eau. Elle la parcourait deux ou trois fois, puis revenait en ville. Richard, après l'avoir saluée, avait pris l'ha- bitude de la suivre lentement. Ce qui le séduisait surtout en elle, c'était sa démarche. Elle marchait bien, la tête haute, le buste lé- gèrement incliné en avant, les épaules frileusement arrondies sous sa pelisse, les mains dans son manchon, tandis que le vent pro- filait autour d'elle en lignes harmonieuses les plis flottans de sa jupe. Quelquefois il la devançait dans cette longue allée, afin de pouvoir se croiser avec elle. Il ne la voyait pas beaucoup plus, car elle portait, à cause du froid, un voile épais de grenadille, mais leurs yeux tout au moins se rencontraient. Les deux jeunes gens se regardaient, on n'eût pu dire davantage, et cependant ce regard échangé ne les laissait point indifférens. La jeune fille hâtait le pas presque aussitôt en adressant quelques mots à sa suivante, et Ri- chard éprouvait le petit choc intérieur qu'il connaissait bien, et par lequel la sensation naissante provoque une indécise émotion de l'âme. Un soir, il parla de sa belle inconnue à M"* de Redens et la lui dépeignit. Sa tante se mit à rire : — Mais que me dis-tu là? fit- elle, car elle tutoyait alors son neveu, c'est Berthe de Sandreuil. Tu Tas vue autrefois, avant ton départ, quand elle était petite fille encore. Elle avait dix ans, elle en a vingt-cinq aujourd'hui, et toi, tu en as trente. Veux-tu que je te mène chez elle?
Richard y consentit, et les parens de Berthe, qui se souvenaient de l'avoir vu enfant, l'accueillirent à merveille. M. et M"** de San- dreuil, assez vieux déjà et d'une santé qui demandait des soins, ne soitaient que rarement, et laissaient par suite à leur fille une liberté que comportait son âge. 11 eût été d'ailleurs fort difficile qu'elle en abusât à Bréville. Si elle n'était pas mariée à vingt-cinq ans, c'est qu'il n'était point aisé de lui plaire et qu'elle ne voulait point se sé- parer de ses parens. Ceux-ci, qui voyaient peut-être en Richard un mari pour leur fille, dont la jeunesse s'écoulait assez tristement, l'attirèrent volontiers dans leur maison. Richard s'y montra bientôt
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LA FAUTE DU MARI. 13
assidu. Il avait enfin examiné tout à son aise M""" de Sandreuil. EÏU avait les yeux noirs et les clieveux cendrés, ce qui formait un joli contraste, le front petit, le nez aquilin, la bouche souriante et bonne, la peau d'une admirable blancheur. Elle était ainsi d'une beauté tranquille et sereine. Au moral , Richard n'eût su que dire de M"* Berthe. Elle était intelligente, quoique sans imagination, d'un sens droit et d'un jugement sûr, bien que sans esprit ou plutôt sans saillies, car elle trouvait parfois le mot précis d'une raillerie très fine et très délicate. Les traits principaux de son caractère étaient une grande bonté avec une compassion vive, un entêtement doux, une exclusivité de sentimens d'autant plus puissans qu'ils s'exerçaient dans un très petit cercle. Elle n'avait point d'enthou- ^asme, mais elle se fût dévouée sans hésitation pour ceux qu'elle ûmait. Richard, dans l'intimité confiante et gaie qui s'établit entre eux, lui attribuait en riant la devise du lierre : — je vis où je m'at- tache, — et cette devise était peut-être vraie pour elle. Berthe n'y contredisait point et restait songeuse, puis elle levait ses yeux sur le jeune homme et avait l'air de l'interroger. Elle ne craignait pas de lui dire qu'elle le connaissait bien, mieux qu'il ne se connais- sait lui-même. Il avait, selon elle, plus d'ardeur d'imagination que de vraie tendresse de cœur, plus d'inquiète ambition que de vo- lonté de parvenir, et la paresse rêveuse, qui donne le goût plus que la pratique des efforts vaillans et des actions généreuses. Bien que Richard protestât contre de tels arrêts, il descendait en lui- même et s'apercevait, non sans un certain effroi, que la jeune fille n'avait point tout à fait tort.
Ils étaient donc, autant par leurs qualités que par leurs dé- fauts, aussi loin l'un de l'autre qu'ils pouvaient l'être; c'est préci- sément à cause de cela qu'ils s'attiraient mutuellement. Berthe en silence, recueillie, écoutait l'ardente parole de Richard ; il l'initiait à des troubles de cœur, à des mouvemens de passion, à une dévo- rante activité de pensée et de^ désirs qu'elle n'avait jamais soup- çonnés. Elle ne le suivait qu'à demi sur ce terrain, qui lui paraissait redoutable, et pourtant se défendait mal de l'y suivre. Quant à lui, satisfait de l'avoir émue, épiant avec une sorte d'anxiété jalouse les progrès qu'il faisait auprès d'elle, il avait de soudains apaisemens, des momens de calme et de bien-être moral qui l'étonnaient et auxquels il ne cherchait point à se soustraire. Il se plaisait, n'ayant eu ni foyer ni famille, au spectacle de ces soins tendres et discrets que Berthe rendait à ses parens. Le soir, après le dîner, tandis que M. de Sandreuil faisait une lecture à haute voix, le brillant officier desj ouvrage,
ae oanareuii laisaii une leciure a nauie vuia, ic miuaui v/iaax..^.* i guerres d'Afrique regardait la mère et la fille penchées sur leur rrage, à la lueur d'une lampe, aux reflets caressans de Tâtre. Il
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i& REYDfi DES DEUX KONDES.
n'avait connu que par ouï-dire .ces tableaux d'intérieur, dont les tons se fondent harmonieusement et dont le prosaïsme s'dTace 9aiis l'élégante mise en scène des personnages et des accessoirea. Il 3'«w- gCRirdissait mollement dans cetite atmosphère douce, à la conteoi- plation du sérieux et joJi visage de son amieu Les .chev<eux et Je front étaient dans l'ombre, mais la bouche et l'ovale ides jcmes s'accusaient à la lumière en un dessin correct et pur. Le cou s'^ki- •clinait délicatement, Je buste s'arrondissait en gracieux contours, et les mains blanches et diaphanes, aux ongles rosés, s'agitaient à leur œuvre industrieuse et légère. De temps à autre, Berihe rele- v^i la tête et souriait à Richard. Parfois, au moment de prép^er le thé^elle disposait la bouilloire devant le feu, et, «demeurant as- sise à terre, les jambes repliées sous elle, dans une posture abaxi- donnôe et tranquille, s'offrait aux regards avec une séduction plas- tique et chaste. Un soir que le colonel Maudce, un vieil ami des Sandreuil, avait accompagné Richard, il se pencha, la voyant ainsi, à l'oreille du jeune homme : — Ne dirait-on point, fit-il, non pas d'une Vénus, mais d'une Pénélope accroupie? — Et quelques mi- nutes plus tard, comme ils revenaient chez eux pax les rues dé- sertes de la petite ville, le colonel ajoutait : — Prenez garde, mon cher enfant; le mariage a parfois ainsi dans sa sérénité trompeuse les vives promesses de l'amour; le bonheur domestique a ses mi- rages dont il faut se défier.
— Mai:iez-vous, ne vous mariez pasi, réponrîait Richard en riant.
Cependant il n'était pas sans certaines j)réoccupations. Il n'avait pas l'intention d'épouser M"* de Sandreuil, et ne pouvait se dissi- muler qu'il l'aimait. Une fois chez lui, dans le silence de la nuit, il songeait à elle, la revoyait, se rappelait ses moindres gestes. Rah ! ce n'était pas de l'amour qu'il ressentait , c'était une vieille ha- bitude de son cœur de se laisser aller aux charmes de toute af- fection naissante. S'il eût rencontré ailleurs qu'à Bréville M"* de Sandreuil, il n'eût peut-être point fait attention à elle. Jl se le per- suada si bien deux ou trois fois qu'il partit tout à coup pour Paris en compagnie de son ami le colonel. En dépit de lui-môme et des distractions qu'il prenait, il se sentait mal à l'aise en ces courtes absences, mécontent de sa vie et impatient du retour. C'était avec une joie secrète, car il n'osait se l'avouer tout à fait, qu'il se re- trouvait à Bréville, autant dire au bout du monde, et qu'il sonnait à la porte ùe Be:the. Elle le recevait avec son inalt(^rab!e égalité d'humeur, sans que rien témoignât ouvertem nt en elle du chagrin de l'avoir vu partir ou de la joie de le revoir. Que cachait-elJe donc sous ces dehors placides? L'aimait-el!e ou lui était-il indifférent? avait-elle un cœur^ et ce cœur batlrait-il jamais, ou n'avait-elle
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LA FAUTE DU MARI. 15
qu'une âe ces heureuses et banales natures que les grandes émo- tions ne visitent point? Bichard en vint à le lui demander à elle- même. Précisément il arrivait de Paris et s'irritait de la douceur avec laquelle elle l'accueillait, des questions q«u'ielie lui adressait, au feint intérêt qu'elle porlaitâ ses récits de voyage. £erthe sourit d'abord, le regarda, pâlit ^t détourna les yeux, — J'ignore «quelle femme vous voulez trouver en moi^ dit*elle; ce que je ne sais ^ue trop, c'est que je souffre de ces absences, et que vous devriez me les épargner.
Richard, très ému de cet aveu, qu'il avait provoqué, mais qu'il n'attendait pas aussi complet , prit la main de Berthe entre les siennes. Elle ue la relira pas, — c'était évidemment un grand effort qu'elle faisait sur elle-même,* — et elle jesta silencieuse. Tout était sérieux avec une telle fille. Richard lui demanda pai*don du cha- grin qu'il lui avait fait, et, s'enbardissant par degrés, so montra si heureux de le Jui avoir causé, car c'était là une preuve qu'elle ne le traitait plus en étranger, qu'il ramena sur les lèvres de M'^ de San- dreuil le un et joli sourire qu'elle avait en ses heures d'abandon et de gaité.
Il y eut dès lors entre eux une intimité croissante, loyale et franche, une sorte d'amitié tendre avec les sous-entendus de Ta- mour. Le mois d'avril était venu, les arbres se couvraient de feuilles, les lUas embaumaient les cfaaimilles, le soleil emhiasaix de ses premiers feux un ciel d'un bleu léger et la terre frileuse encore sous sa jeune parure. Quoique toute saison soit bonne aux amans, celle-ci communiquait à Berthe et à Richard ce mystérieux renouvellement de vie qui est en elle. Ce n'était plus le soir que le jeune homme arrivait, mais en pleine après-midi, lorsque les fleurs s'épanouis- saient à la chaleur, ou s'inclinaient à la brise diargée de par- fums. Ce n'étaient plus, comme pondant les longues moirées d'hi- ver, d'incertains regards qu'ils échangeaient à la dérobée dans le doute d'eux-mêmes; ils allaient maintenant, les yeux dans les yeux, la main dans la main, bfureux de se voir, dese parler, de se com- îprendre. Ce qu'il y avait d'étrange, c'est qu'ils n'envisageaient en- core aucun but précis à cette confiance qu'ils s'accordaient mutuel- lement, à ces sensations qui les envahissaient. Le cœur de Berthe s'était ouvert, et il ne semblait pas qu'elle exigeât davantage de la destinée. E!le était radieuse de bonheur et de beauté; lorsque son anû s'était éIoign<^, elle n'avait que l'impatience du lendemain qui les réunirait de nouveau. De scn côté, Richard ne songt ait poini à l'avenir, il n'avait pas de remords de cette innocente liaison, qui se contentait d'un regard ou d'un serrement de main. Rertlie n'était plus à l'âge où il se fût reproché de la séduire, il la jugeait mal-
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16 REVUE DES DEDX MONDES.
tresse d'elle-même et libre de lui rendre à son gré l'affection qu'il lui portait. M. et M'"* de Sandreuil ne disaient rien, ils se fiaient à l'honnêteté de Richard, à la prudence de leur fille, et attendaient que les deux jeunes gens prissent une décision.
Ils n'en prenaient pourtant pas, et vivaient au jour le jour. Berthe avait peut-être la fierté de son amour, et ne pensait pas qu'il lui appartint de s'offrir à cet homme qu'elle avait accueilli dès la pre- mière heure sans conditions et sans réserves. Richard flottait par- fois entre des desseins contraires. Certes il ne pouvait rêver une compagne de sa vie plus sérieuse et plus chaste, plus tendre et plus dévouée que ne l'eût été M"* d3 Sandreuil; mais, avec un secret égoîsme qui combattait chez lui de plus généreux mouvemens, il concevait un certain effroi des devoirs qu'il se fût imposés, et se demandait s'il ne serait pas contraint de leur sacrifier sa carrière, qu'il aimait encore, dont il ne pourrait plus courir, avec le même esprit d* aventure que par le passé, les chances imprévues et les périls. Un autre motif le retenait. Il n'avait de fortune que son épée, et M"* de Sandreuil était riche. Il en revenait enfin à ses pre- mières incertitudes à son sujet. Elle ne lui semblait pas la femme un peu romanesque, intrépide et spirituellement intelligente qu'il eût désirée, et peut-être, pour dompter ces singuliers scrupules, eût-il voulu qu'elle se livrât à lui plus complètement et par un plus vif élan de cœur qu'elle ne l'avait encore fait. Il Teût voulue faible, succombant presque à l'amour qu'elle ressentait pour lui, et il la reconnaissait supérieure à cet amour, au-dessus duquel elle planait sans trouble et sans combat.
Ce fut au milieu de ces irrésolutions que l'imminence d'une séparation les surprit tous les deux. Le congé que Richard avait obtenu allait finir dans quelques jours. Ils n'avaient point été sans le savoir, mais ils avaient compté sur une prolongation dont Ri- chard avait fait la demande, et qui lui fut refusée au moment même où elle lui devenait nécessaire pour ne point partir. Berthe et Ri- chard purent compter les heures dont ils disposaient encore. Le jeune homme annonça la fatale nouvelle à M. et à M"*"" de Sandreuil, qui furent touchés de son chagrin, mais qui ne pouvaient faire autre chose que de lui souhaiter d'heureuses destinées. En les quittant, et comme Berthe l'accompagnait, ils s'arrêtèrent tous deux sous un bosquet qui les dérobait aux regards et où leur émotion put avoir un libre cours. C'était une soirée de juin, tout se taisait autour d'eux, et la nature avait ce grand calme impassible qui ne s'émeut ni de nos bonheurs, ni de nos peines. — Ainsi, fit Richard après quelques instans, je vais vous quitter et sans que vous m'ayez jamais dit que vous m'aimiez.
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LA FAUTE DU KARI. 17
— Moil 8*écria-t-elle.
Il reprit avec amertume : — Oui, vous avez été la meilleure des amies, mais la plus réservée des amantes. Ne voyiez-vous donc pas ce que y eusse voulu de vous, et ce que vous ne m'avez jamais donn^, n'en éprouvant ni le désir ni le besoin?
Il la tenait presque entre ses bras et la regardait avec des yeux ardens et tristes, où le doute et le reproche se peignaient à la fois. Elle comprit alors ce qu'il voulait, et, sans lui rien répondre, elle se pencha sur ses lèvres, auxquelles elle appuya longuement les siennes, moins dans l'ivresse et l'égarement d'un premier bai- ser qu'avec la résolution vaillante de l'amour qui se livre et s'af- firme. Puis, comme le jeune homme, stupéfait et ravi de cet aban- don inattendu et de cette généreuse audace, la remerciait avec des mots entrecoupés et l'étreighait doucement encore : — Richard, lui dit-elle en se dégageant, vous m'oublierez peut-être; mais désormais, moi, je vous appartiens, et je n'aimerai jamais que vous. — Bien que défaillante et tout en pleurs, elle eut le courage de s'élancer hors du bosquet, et disparut dans l'obscurité.
II.
Le lendemain matin, Richard partit. M"' de Redens l'avait ten- drement embrassé, lui avait fait promettre de revenir au plus tôt, mais ne l'avait point interrogé. Le voyant triste et préoccupé, elle avait respecté son secret. Peut-être avec sa perspicacité de vieille fille jugeait-elle que rien n'élait désespéré, et que de ces deux jeunes douleurs, car elle avait également vu M"' de Sandreuil au jour même des adieux, il sortirait tôt ou tard quelque joyeux évé- nement. Le colonel, qui avait accompagné Richard au chemin de fer, s'était montré à la fois mélancolique et de belle humeur. Il lui en coûtait de voir partir son jeune ami, mais il s'applaudissait, ab- solument comme s'il y eût été pour quelque chose, que le ministre de la guerre, à court d'officiers, eût refusé à Richard sa prolonga- lion. — Que diable! disait-il à celui-ci, on n'est point un capitaine de trente ans pour renouveler les mièvreries d'Hercule et filer aux pieds d'Omphale. Les femmes vous perdront comme lui. Il y a toute une allégorie dans Déjanire; ne l'oubliez pas. La meilleure d'entre ces créatures a sa tunique de Nessus qu'elle nous fait en- dosser, qui nous brûle d'amour d'abord, puis de regrets et d'en- nui ; oui, d'ennui, ajoutait-il en appuyant sur le mot, car si l'amour est l'idéal, la femme est la réalité qui tue. Aimez la gloire, mon ami, aimez la science, aimez l'art; ce sont les seules maîtresses
TOME c — 1872. 2
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1$ REVUE DES DEUX MONDES.
immortelles... Mais je suis un vieux fou de vous parler de la soite. Le soleil d'Afrique et la poudre feront . mieux sur vous que toute mon éloquence. Embrassez-moi, et allez devant vous avec con* fiance. Ce n*eat pas à votre âge qu'on rencontre la fortune con- traire.
En dépit de ces conseils , et quelque courage qu'il voulût avoir, Richard, quand il se vit entraîné loin des lieux où il avait vécu, où il avait aimé, se sentit pris d'une morne tristesse. Longtemps il se pencha en dehors de la poitièrc; les premières maisons défilèrent d'abord le long de la route, puis la maison de Berthe, plus haute, à toit rouge. Le clocher enfin de l'église resta seul visible, et disparut à son tour. Il n'y eut plus que l'Eure, toute fumante de la cha- leur du jour et telle qu'un ruisseau d'argent dans ses gras pà^ turages, qui lui rappelât, non plus comme à l'arrivée, les sou- venirs de son enfance, mais les cruelles émotions de sa pleine jeunesse. L'Eure aussi se déroba sous un pli de verdure, dans le creux d'un vallon; Richard se trouva face à face avec sa pen- sée, et plus amèrement encore avec sa conscience. Il revit dans l'isolement et dans le deuil la jeune fille qu'il avait quittée, dont il avait troublé l'existence innocente et calme, et qui pouvait douter de son honneur et de sa loyauté. A quels égoïstes mo- biles avait-il donc obéi? A quelle espèce de séduction équivoque s'était-il abaissé? Pas à pas, d'une façon prudente et sûre, ne hasardant rien moins par respect des instincts pudiques de la jeune fille que par une ténacité habile, il avait pénétré dans le cœur de Berthe. Il avait voulu que ce. cœur lui appartint, plus encore, qu'il se livrât. Il s'était livré en effet, et à cet instant suprême, tout à l'orgueil et à l'enivrement du succès, Richard n'avait eu pour sa timide adversaire qu'une indécise et défiante tendresse. Il ne s'était point jeté à sss pieds, il ne s'était point élancé à sa pour- suite pour lui dire enfin quelle l'avait vaincu et qu'il était à elle. Non, il était parti, la laissant derrière lui désolée, follement éprise de cet homme hésitant qui n'avait jamais bien su ni la respecter ni la chérir. Il n'avait pas fait son devoir. C'étaient ces mots qu'il se répétait à lui-même tout le long de la route, et, comme sa demi- trahison envers Berthe ne devait point avoir pour châtiment que ses seuls remords, il se rappelait que la jeune fille s'estimait désormais engagée avec lui, et qu'il lui avait fermé, en se faisant aimer d'elle, tout autre horizon de jeunesse et d'amour.
Ses regrets furent un moment si vifs qu'il eut la pensée de re- venir sur ses pas. Il ne le fit point cependant, moins par un senti- ment de fausse honte que par un certain scrupule à s'abandonner et à s'humilier ainsi. Il ne doutait point de l'accueil que lui ferait
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