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HARVARD COLLEGE LIBRARY

LATIN AMERICAN COLLECTION

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FROM THE FUND

OuriH BT

ARCHIBALD CARY COOLIOGE, *87

AND CLARENCE LEONARD HAY, *0e

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PÉROU

ET BOLIVIE

23476. PARIS, TYPOGRAPHIE A. LAHURE

Rue de Fleurus, 9

PEROU

E T B 0 L I V I E

RÉCIT DE VOYAGE

D'ËTL'DES ABCBÉOLOCIQDES ET ETHNOGRAPBIQDES

ET DE NOTES

SCR L'äCRlTDRE ET LES LAHGtTES DES POPIILITIOHS inDlENNES

CHARLES ^lENER

OUVRAGE CONTENANT

PLUS DE ItOO GR&TURES, 37 CARTES ET 18 PLAHS

PARTS

LilJTÎ.MRîK HACHETTE ET C'^

79, BODLBTARD lilHT-GBIlXAin, 19

S^<èS22nS.2>

Harvard CoMeife Llbrary

Clft of

Archibald Cary Coolidge

and

Clarenca Léonard Hay

April 7. 1909.

X Cy

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INTRODUCTION

àOoivaiot.

(HÉSIODE, "Epya xài r||i.£pat, 289.)

Le 9 juillet 1875, le Minislère de riaslruclion publique m'a fuit l'honneur de me cliaiger d'une mission archéologique et ethnogra- phique qui s'est terminée le 26 août 1877.

Au moment de publier les résultats de ce voyage au Pérou et en Bolivie, il me semble que les grands noms des Humboldt, des d'Orbigny, des Castelnau vont se présenter à Tesprit du lecteur.

Il se demandera avec surprise, et non sans raison, comment on a pu chercher à suivre la même voie que ces grands hommes, dont les investigations minutieuses et les brillantes synthèses ont projeté une si vive lumière sur cette région.

Aussi telle n'est point ma prétention. Je ne veux nullement re- prendre l'ensemble des observations sur la nalure animée et inani- mée de l'Amérique, ensemble complexe qui fut l'œuvre de leur vie. Tous ceux qui ont étudié ces maîtres rendent pleine justice à la bonne foi, à la compétence, à la lucidité avec laquelle ils ont décrit FAmérique moderne, ses produits et ses habitanls.

Cepeiiilant le passé de l'homme américain n'a pas attiré au même degré leur préoccupation scienlifiqne. Tout les a intéressés, excepté les

a

11 INTRODUCTION.

traces du passé ensevelies sous les décombres des villes mortes du Pérou. El ce fait n'a rien que de fort naturel, car le nom de ville morle appliqué aux anciennes cilés populélises des régions andéennes est d'une vérité plus saisissante que lorsqu'il s'attache aux vestiges des pays classiques ou aux villes éteintes du moyen âge européen. C*est que, d'après la belle parole de TArioste, « la mort même peut vivifier », et en effet, semblable au savoir vivre, il exisle-un certain savoir mourir qyû rend immortel*

Les indigènes du pays des Andes n'ont pas connu cet art. Ils ont eu le malheur d'être des victimes sans avoir la gloire d'être des martyrs. Aussi la poésie n'est-elle pas descendue sur leur immense tombe, l'histoire n'a pas soulevé le linceul sanglant qui couvre lant de géné- rations, pour tenter de ressusciter ce passé inconnu. La mort a pris tous ses droits sur Fhomme péruvien, sans lui épargner le plus cruel : l'oubli.

Passez au milieu des ruines grecques ou romaines, entre les co- lonnes brisées d'un forum, sur les gradins d'un amphithéâtre, sous les galeries d'un temple, et ces ruines, sousTeffel vivifiant du souvenir, se relèveront, les habitants sembleront encore les animer. Les statues des dieux et des héros chanteront les poèmes d'Homère, do Virgile, d'Horace. Ces Césars en marbre, vous les connaissez, vous pourriez citer les paroles qu'ils ont prononcées. Les bas-reliefs de ces urnes redisent les scènes qui vous sont familières depuis votre jeunesse. Tout vous rappelle leur immense et féconde activité, et par leurs œuvres vous avez recueilli le fruit des idées que ces morts ont semées. Pour vous, la vie qui circule dans ce monde antique est pins pure que la vie réelle; elle est l'apolliéosc de peuples de génie.

Quelle différence entre celte flamme immortelle qui éclaire les siècles de sa gerije lumineuse, et ce soleil des incas brutalement éteint à l'apparition de la croix espagnole !

INTRODUCTION. i„

Dans les galeries nues et monotones des villes américaines d'au- trefois, dans ces maisons muettes, dnns ces palais sans souvenir, dans ces temples sans Dieu, le spectateur comprend pourquoi tant de savants n'ont pas trouvé jusqu'à ce jour le secret du passé péruvien.

Il importait donc de combler cette lacune.

Chercher quelques éléments pour la reconstitution de ce monde disparu; réunir les caractères essentiels de ce passé; classer les vestiges de tous les monuments qui ont résisté aux secousses vol- caniques, aux influences atmosphériques, aux luttes de la conquête; rapporter la momie ou le squelette de l'homme, les restes de l'industrie que les sépultures ont préser/és de la destruction au profit de l'ar- chéologie moderne; recueillir avec soin les légendes indigènes qui ont survécu à tant de cataclysmes, rempFir en partie ce grand vide dans les souvenirs de Thumanité; telle était la tâche du vovageur.

Exposer les raisons de ma manière de procéder; indiquer les études spéciales auxquelles j'ai me livrer ; énumérer les résultats obtenus; les comparer et en tirer les conséquences; reconstituer les ruines; replacer l'antique habitant dans sa demeure; déduire de toutes ces prémisses les caractères de son état social : tel est le but du présent travail.

I

Il y avait deux façons d'entreprendre et d'accomplir ma mission : La première aurait consisté à rechercher la route que les migra- lions préhistoriques des peuples ont suivre dans ces régions.

IV ' INTRODUCTION.

On pouvait encore prendre le chemin de celte « migration histo- rique » qu'on appelle la conquête espagnole.

Le premier procédé présentait un désavantage, les grands dépla- cements des races américaines n'étant connus jusqu'à ce jour que d'une façon incertaine ; il offrait en compensation cet avantage que, la mission scientifique réussissant , les origines de l'histoire américaine prenaient dès lors un caractère de rigueur et de précision qu'elles n'avaient jamais eu.

CependanI, le second projet se recommandait par la sûreté des renseignements que l'on possède sur les épisodes de la conquête et permettait , en reliant entre eux les tronçons de ces expéditions, en parcourant d'un seul trait les chemins suivis par les différentes entreprises à main armée des Espagnols du seizième siècle, de tracer l'itinéraire d'une exploration complète et de metlre le voyageur à même de loucher aux poinls archéologiques importants. Ces avanlages contre-balançaicnt le fait que la conquête espagnole ne s'est [as faite suivant une grande ligne géographique, qu'elle ne s'est pas opérée d'un seul trait. La race envahissante était en très petit nombre : elle a subi le caprice du moment, l'entraînement irrésistible de cette soif implacable de l'or qui caractérise toute l'époque de la conquête. Ce plan de campagne pouvait donc fournir les renseignements nécessaires à la constitution définitive de celte science naissante : V Américanisme. Sans vouloir entrer ici dans tout le détail des difficultés maté- rielles qui ont pesé sur moi et sur mes projets lors de mon arrivée au Pérou ; sans énumérer les heureuses circonstances qui, dès mon dé- but, ont influé sur mes résolutions, je me horne à dire que le second plan de campagne s'imposait, avec ses difficultés pratiques, mais aussi avec de grands avanUiges scientifi(iues. La route que j'avais adoptée pour me rendre au Pérou m'avait permis de voir la partie méridio- nale de la côte de ce pays avant d'arriver à Lima. Dès lors j'ai con-

INTRODUCTION. v

tinué à explorer cette côte jusqu'au Gran-Ghimu» résidence de ses anciens souverains. De là, je me suis rendu dans Tintérieur, et, re- cherchant la chaussée qui jadis reliait le nord et le sud de Timmense empire autochthone, j'ai exploré en tous sens les contrées qui m'ont paru offrir un intérêt particulier. Les résultats de ces recherches pourront peut-être faire découvrir les points de contact qui ont existé entre l'occupation du pays au temps des migrations préhistoriques et la dernière prise de possession de ces régions. Elles permettront peut-être de retracer les premières lignes de l'histoire américaine par l'étude des derniers vestiges de l'homme américain.

[I

J'ai classé mes observations en quatre groupes :

l"" Relation de voyage;

2" Recherches archéologiques;

3* Observations sur l'ethnographie;

^ Etudes linguistiques.

Dans chacune de ces divisions, au fur et à mesure que le voya- geur se déplace, les principaux centres sont étudiés sous leurs divers aspects. Dans la première partie, l'étude de la conformation phy- sique des contrées visitées, la topographie, occupe une place capi- tale. Cette science explique bien des détails énigmatiques de l'hisloiro des mœurs. L'ethnc^raphie, l'anthropologie et l'archéologie trouvent en elle d'utiles arguments pour leurs thèses. Le terrain montagneux ne développe-t-il pas la force physique de ses habitants et n'implique-

< «

Yi INTRODÜCTEON.

l-jl pas les aspirations guerrières d'une racé? Les plaines fertiles, la proximité des mers, la navigabilité des fleuves ne sont-elles pas des raisons puissantes pour l'épanouissement de Fagricultiire et du commerce? C'est ainsi que la topographie permet souvent de retrouver la raison d'être des vestiges dont Phomme du passé a parsemé sa roule. Elle aide à expliquer la destination originaire des monuments qui, à travers les siècles, ont subsisté jusqu'à nos jours. . . Les renseignements contenus dans la première partie de ce travail préparent le terrain pour l'étude raisonnée des monuments anciens, tâche pleine d'intérêt, car, jusqu'à ce jour, la majeure partie des ruines du Pérou n'était guère connue. Il s'agissait donc de compléter tout d'abord la liste des villes anciennes, en signalant les ruines qu'il m'a été donné de retrouver.

Dans la seconde partie de cet essai je me suis efforcé de comparer les monuments mentionnés dans le récit de voyage, j'y ai examiné depuis Tappareil de maçonnerie jusqu'à l'étude d'ensemble des villes et des voies de communication. Dans l'état actuel de la science, j'ai renoncer à retrouver le point de départ géographique de l'au- teur et analyser seulement son état social. L'emplacement de ruines dans ces régions explique la difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité, d'établir une théorie des migrations d'après les routes naturelles. Lorsqu'on considère les points sur lesquels on rencontre les traces inef- Êiçables du séjour des indigènes, dans des pays exceptionnellement difiiciles et inhospitaliers, il semble qu'aucun obstacle matériel n'ait pu les arrêter. Pour arriver à retracer la ligne qu'ils ont parcourue, il faut retrouver les cadavres qu'ils ont semés sur leur chemin, il faut être certain de connaître tous les monuments qu'ils ont élevés à leurs dieux ou qu'ils se sont élevés à eux-mêmes. Ce sont les meilleurs, j'ose presque dire les seuls jalons pour l'étude de leurs étapes suc- cessives à travers le dédale des Andes. Il est regrettable que

INTRODUCTION. vu

ceux qui ont le mieux vu et étudié les lignes anguleuses des ruines pérou-boIivienncs n'aient guère rapporté de preuves maté- rielles à Tappui de leurs thèses sur les migrations et les traces civilisatrices ou destructives que les tribus en mouvement laissent toujours sur leur parcours; ils n'ont point arraché les morts à leur repos, les produits de l'art indigène à l'oubli. Ils ne sont point des- cendus dans les puits de ces nécropoles plusieurs fois séculaires, ils ne les ont point scrutées pour en faire sortir la vérité.

Je me suis appuyé sur les résultats incontestables de mes fouilles ou de celles d'autres chercheurs dont la bonne foi ne saurait être mise en doute. En signalant mes divergences d'opinion avec les historiens de l'Amérique espagnole, ce n'est pas moi qui émets une contradic- tion, ce sont les témoignages des anciens qui parlent contre ceux qui ont raconté l'histoire du Pérou autochlhone.

Ces observations sur l'aïeul mort et sur son descendant vivant forment la troisième partie du présent travail. Elles permettent en quelque sorte de vérifier les assertions des historiens du seizième siècle, de contrôler l'opinion des savants plus modernes et d'arriver à résoudre les principaux problèmes relatifs à cette région.

Les études linguistiques qui constituent la quatrième partie, en dehors de l'intérêt qu'elles offrent à différents égards, montrent un nouveau côté du développement de cette race ; toutefois elles ne peuvent expliquer son origine, parce qu'une même langue s'est im- plantée dans les derniers siècles de l'indépendance sur presque tous les territoires civilisés des souverains indigènes, et a donné un cachet uniforme aux tribus multiples qui habitaient l'empire des quatre régions : le Tah nanti n-Suyu.

VIII INTRODUCTION.

III

Les pages qui suivent sont uniquement consacrées à prendre date, au nom de l'exploration française de 1875, 1876, 1877 au Pérou et en Bolivie, pour les faits qui peuvent être nouveaux ; je n^y expose donc que mon voyage et ses résultats certains dans les branches qui ont fait l'objet de mes études. Ayant eu l'honneur d'avoir été choisi comme pionnier d'une science peu cultivée, je désire rester dans ce rôle qui, pour être modeste, ne me paraît pas moins intéressant, et, de même que j'ai remis à l'État comme un bien lui appartenant les collections que j'ai réunies pendant ma mission \ je soumets aujour- d'hui au lecteur les résultats scientifiques du voyage, les faits obser- vés et les réflexions que ces faits m'ont suggérées, sans autres vues que d'accomplir mon devoir dans la mesure de mes forces, sans autre préoccupation que d'être vrai.

Dans le cadre ainsi tracé de mon travail, il me paraît hors de propos de citer en détail les observations de mes devanciers ; je me réserve de discuter, dans ma conclusion, les principales thèses qu'ils ton émises.

Ces travaux toutefois ge me sont pas étrangers. Avant mon départ, j'ai voyagé dans le nouveau monde avec les auteurs de la conj|uête, sous la direction de mon cher maître, M. L. Angrand, qui, pendant

* « C'est à M. Charles Wiener que nous devons l'organisation des quatre mille pièces qui composent sa collection péruvienne. » (Discours d'ouverture du Muséum ethnographique^ prononcé par Jlf. le Ministre de Vinstnwtion publique, des cultes et des beaux-arts, le 2Z janvier 1878. Voy. Journal officiel du 25 janvier i878.)

INTRODUCTION. ix

viogt ans, y a vécu en rcprésenlanl la France comme consul général el comme chargé d'affaires. C'est lui qui, avec une sollicitude bien- veillante, m'a ftut connaître Garcilaso de la Vega, Montesinos, Balboa, Herrera, Oliva, IJIloa, Jorje Juan, Zarate, Figueredo,Holgmn, Calancha el tant d'autres. C'est à lui que je dois cette sérieuse préparation scientifique. Quoiqu'il n'y ait pas lieu de faire ici de l'érudition, le lecteur néanmoins doit être mis au courant de ce que ces vieux historiens ont dit des ruines que je n'ai pas visitées le premier. Aussi les faits archéologiques connusse trouvent-ils indiqués dans des notes bibliographiques. J'appartiens à l'école qui craint d'affirmer un fait avant que des preuves suffisantes n'en aient démontré l'exactitude, sa- chant qu'il est très malaisé de laire revenir le public sur une interpré- tation inexacte de l'histoire. Aujourd'hui, le premier devoir de VAméri- caniste est de recomposer avec toutes les pièces à conviction l'état social qui a existé dans cet empire, quitte à vérifier et à reconstituer plus tard l'origine de ses peuples, de ses civilisateurs et de ses rois. Cependant cette seconde partie du programme des éludes sur l'Amérique ne pourra (le sitôt être réalisée. Avant de l'aborder utilement, il faudra multi- plier encore les matériaux rassemblés jusqu'à ce jour ; il faudra, pour découvrir l'antiquité péruvienne, procéder comme le fouilleur, dé- blayer avec le plus grand soin, vider complètement cette grande né- cropole où dort le passé américain. Alors on pourra classer définiti- vement ce qu'elle contient ; on arrivera à distinguer le possesseur des œuvres que l'on découvre de l'auteur qui sut les confectionner. A l'heure actuelle, tous les travaux ne peuvent et ne doivent être que des travaux préparatoires.

Il importe de dénoncer et de détruire les erreurs séculaires qui ont cours sur ces pays : c'est ainsi qu'on fera naître une sympathie raisonnée pour l'homme inconnu ou méconnu d'un monde qui s'est formé lui-même, qui a vécu par lui et pour lui, et qui, en une heure.

X INTRODUCTION.

s'est effondré sur place sans entraîner ses voisins dans sa ruine, sans faire entendre même son cri d'agonie, couvert par le bruit métallique des coupes d'or le vainqueur buvait à son étourdissante fortune.

D'autres viendront, disposant de plus grandes ressources, préparés par les recherches antérieures, qui démonlreront que l'indigène, au Pérou, était assez intelligent pour comprendre son milieu, assez labo» rieux pour suffire à ses besoins, assez bien doué pour s'élever ^t s'affirmer par les arts, assez puissant pour s'imposer par les armes^ assez remarquable pour ne pas mériter l'oubli que l'histoire réserve aux peuples sans valeur et sans passé et aux races sans vertu et aans avenir.

Devant les groupes de construclions de l'ancien Pérou, on ne peut se défendre de celle conviction que la légende péruvienne contient des erreurs surprenantes ou bien qu'elle a perdu la mémoire. Élêve-t-on des murs gigantesques pour se défendre contre le caillou d'une fronde ou contre une flèche de roseau ? Des hommes assez 4iabiles, assez patients pour construire des monuments qui étonnent le voyageur, auraient passé leur existence à édifier des remparts formidables contre des armes dont la mieux dirigée n'aurait pas atteint le second boule- vard, sur vingt qui se succèdent et se commandent ! Que sont nos forteresses au prix de ces ouvrages inaccessibles ? Ne croirait-on pas voir, en se rappelant la légende péruvienne, quelque chevalier bur- lesque s'armer d'un bouclier d'acier pour parer des piqûres de mou- ches? Le chercheur sincère sera toujours amené à se demander s'il n'y a pas eu des sociétés tellement anciennes, tellement oubliées, que l'historien n'en a guère entendu prononcer le nom et que jamais il n'en a soupçonné lexislence. Il se rendra compte que, semblable à l'écho qui d'une façon plaisante ou ridicule répèle la dernière syllabe d'un mot qu'on lui jette, l'américaniste, jusqu'à ce jour, n'a répété qu'une lettre du nom grandiose de l'anti-

INTRODUCTION. xi

quité péruvienne, gravé sur la couronne de granit de la Royale Cordillère.

Le jour viendra où, sur une page aujourd'hui presque blanche de rhisloire universelle, page réservée jadis à une famille entière de la race humaine, on terminera celte œuvre de reconstitution que j'essaie de commencer aujourd'hui.

Alors on verra apparaître, mystérieux tout d'abord, mais bientôt faciles <^ comprendre, les anciens caractères qui avaient pâli avec les siècles et que des envahisseurs enivrés par la victoire des armes et aveuglés par le triomphe de la force ont failli effacer à jamais.

Alors se révélera dans son antique majesté ce monde que nous ap- pelons nouveau. Ce jour-là on comprendra peut-être que si les vieux princes Purhuas, les Amautas, pontifes du Pérou, ressuscitaient de leur tombe, ils pouiTaient dire aux Pharaons, aux prêtres delà Chal- dée, aux brabmes de Tlnde, aux premiers fils du ciel de la Chine : « Nous sommes d'un monde inconnu de vous, d'un monde nouveau encore pour la centième génération qui vous a succédé; mais lorsque, vivants, nous dominions, vous Phémisphère oriental, nous l'Occident, nous étions contemporains. »

Paris, le 4 août d879.

C. AV.

1

2 PÉROU ET BOLIYIE.

Au Brésil, durant une première station archéologiques j^en étais à mon apprentissage de pionnier scientifique; j'apportais à chaque pas une mé- thode trop rigoureuse, et toute découverte, curieuse ou sans conséquence, fut aussitôt classée.

Au Chili ', mon horizon s'élargit. La comparaison commençait à rendre les idées premières plus générales. C'est ainsi qu'arrivant au Pérou, je me sentis assez bien préparé à la mission dont j'étais chargé dans Tempire autochthone du Sud.

Le détroit de Magellan, avec ses glaciers bleus et sa mer calme et cristal- line, nous avait donné accès au PaciGque, dont la vague houleuse, le vent glacial, nous avait porté jusqu'à Yalparaiso.

La Bolivia devait, de ce port charmant, nous conduire au Callao ; c'était un des caboteurs anglais qui touchent à toutes les rades de la côte du Chili, de la Bolivie et du Pérou'. Ces vapeurs restent continuellement en vue de la terre, et, comme on voit se dérouler le panorama des montagnes qui semblent accompagner la mer, on peut, en parcourant chacune des villes l'on fait escale, se rendre compte du caractère très particulier de cette région. La

< Expédition dans Vile et dan$ la province de Sainte-Catherine. Étude sur les Sambaquis publiée dans le premier fascicule des Annales du musée de RUh-de-JaneirOy 1876.

* Excursion en compagnie de MM. Georges Benedetli et Ch. Ilenningson dans le Cajon de las Lenas au sud de Cauquenes, Étude de deux insci'iptions, dont Tune gra?cü, l'aulre peinte sur des roches.

' Distances entre les différents ports de la côte du Pacifique comprise entre Valparaiso

et le Callao.

De Valparaiso à Coquimbo 195 milles.

De Coquimbo à Huasco 93

De Uuasco à Carrizal , 25

De Carrizal à Caldera 72

De Caldera à Chañaral 46

De Chañaral à Ântofagasta 169

De Ântofagasta à Mexillones du Chili 55

De Mexillones du Chili à Cobijn 36

De Cobija à Tocopilla 29

De Tocopilla ^ Iquique 115

De Iquique à Mexillones du Pérou 21

De Mexillones du Pérou k Pisagua 18

De Pisagua à Arica 70

De Arica à llo 81

De llo ä MoUendo.. . : 54

De MoUendo à Islay 8

De Islay à Chala. 142

De Chala à Pisco 195

De Pisco à Tumbo de Mora 45

De Tumbo de Mora au Callao 70

1537 milles.

LA. COTE NÉBIDIONALE DU PÉROU. 3

cdle entre Valparaiso el le Callao, si l'on veut biea excepter quelques rares oasis, est ud désert'. Des vallées et des plages sablonneuses et ternes, parfois couTertes des plaques blanches de cristaux nitreux, alternent avec ces énormes coulées de laves qui, à côté des vagues mouvantes de la mer, offrent l'aspect de vagues pétrifiées. Pays de soleil certainement que ce littoral; mais le sol est dépourvu de toute végétation. Aucun objet n'y projette son ombre, el l'absence des contrastes auxquels l'œil est habitué fait que le pays paraît décoloré, quoiqu'il soit inondé de lumière.

Cependant ces montagnes contiennent dans leurs flancs des métaux pré- cieux; sur ce sol se trouve la soude, que réclame l'industrie européenne, et les ilôts qui s'élèvent en vue de la cdte sont des dépôts de guano.

De même que l'aimant attire le fer, l'argent attire l'homme. Voilà ce qui

ChirgemeiiE de guiDo lux citM de Chinc^bas.

explique pour({Uoi celte côte, si peu attrayante à bien des égards, est par- semée de villes : Caldera, ChaSaral, Antofagasta, Mexillones, Tocopilla, Fico de Pabellon, Chala, etc. Mais sont-ce ';n des villes?

Des cabanes en bois de sapin apporté ;' .. Norvège, recouvertes à l'inlc- rieur et parfois, sur la façade de papiers parisiens ou allemands contenant, quelques meubles viennois en boi$ courbé; les fenêtres garnies de coton- nades anglaises; toutes ces constructions rangées le long d'une rue que

I Le déserl d'Atacama sépare le liUoral bolivien de la partie habitable dans la Biem. Hen'era {Dtcada¥l,\ih. Il, cap. i) djl ceci; iLe désert d'Alacarait sépare le Pérou du Chili: on va actuel- lemenl i ce dernier rojaume pir deux chemiD», l'un, le chemin de In sierra, l'autre, le cbemin du déiert. *

Simon Perei de Terres (1586-1600) écrit toujours Tacama au lieu à'Atacama. Il donne au désert sue eitension de 650 lieues, exagération d'environ la moitié lorsqu'on mesure celte rcj^ion du nord au sud. {HUloriadoTft primitivot de Indiai, par Aodics Gunzalcs Barcia, t. III. Dih- atno de mi eioge, p»r Simon Perei de Terres.]

4 I'£nOU ET BOLIVIE.

Iraccnl des rails de fabrique anglaise ou nord-américaine et qui relie le port à la miae, au gisement de salpêtre ou de guano, voilà ces cil45s.

Elles sont habitées par des fils de tous pays, âpres au gain, fiévreux et sombres. Ces mineurs, qui ne perdent jamais leurs illusions, végètent là, sous un ciel d'un bien implacable, mourant de chaleur, sans autre eau que

celle de la mer, qu'on distille et qu'on vend à des prix énormes, sans au- tres victuailles que celles qu'apportent les caboteurs anglais, sans autre préoccupation que la recherche du métal précieux, sans autre plaisir que le jeu, sans autre espoir que le coup du hasard, sans autre Dieu que l'argent! Ce sont des villes d'hommes, la femme n'y apparaît généralement que pour le plaisir. C'est une sociclé sans famille, ce sont des maisons sans enfants.

Campement mioeun sur U cAte du PtciUque (ilittrict de Cartcolcs).

LA COTE MËRIDlONiLE DD PËROU. 7

Dans ce milieu dépourvu de toute ressource, le service des bateaux de la Paci/U-Steam-NavigcUion-Company représente presque le mouvement intel- lectuel des habitants, en jetant les nouvelles du dehors dans la monotonie active de ces campements en permanence; il constitue eu même temps lo mouvement commercial ; ces vapeurs chargent les minerais extraits du sol, déchargent des victuailles, des bôles, de la main-d'œuvre et parfois des femmes.

Aussi le pont présente-t-il l'aspect le plus baroque qu'il soit possible d'imaginer. On dirait un marché flottant. Le passager s'y promène entre des

Agnador (oigre porteur d'eau).

marchands de volaille et des marchandes de fruits, d'œufs et de légumes. A l'odeur particulière du bateau, aux odeurs de ce chargement végétal et animal, se mêle l'acre parfum des gens de couleur enUssés au milieu de leurs marchandises. Dans chaque port des acheteurs viennent pour faire leurs provisions.

Dans l'cnlreponl, qui est très élevé et ouvert, on transporte des chevaux, des mules et des bœufs chiliens, que l'on débarque par des procédés som- maires, au fur et à mesure qu'on les vend : les chevaux en les suspendant à l'aide de deux sangles, les bœufs en les attachant par les cornes et en con- fiant à la grue à vapeur du bord le soin de les plonger dans l'Océan à côté des radeaux accostés. on les amarre, et le radeau, mis en mouvement, fait

8 PÉROU ET BOLIVIE.

jouer aux malheureuses bêles le rôle des dauphins de la fable antique. L'at- telage de Thélis, transformé pour quelque faute en bétes à cornes, ne pour- rait faire plus tristement cette besogne de naïade de somme. Toutefois une partie de ces animaux arrive généralement jusqu'au Callao.

Ces stations n'offrent donc que peu d'intérêt au point de vue des mœurs et au point de vue ethnographique. Le commerce seul y a des attaches im- portantes, et les décrets prohibitifs du gouvernement péruvien sur les arti- cles d'exportation de cette région peuvent exercer une influence considérable sur l'industrie de nos pays.

La première ville péruvienne nous abordâmes était Iquique *. Cité la veille, Iquique devait redevenir de nouveau une ville le lendemain : au moment de notre arrivée, c'était un terrain déblayé d'un côté, et de l'autre un vaste chantier. Un immense incendie avait consumé toutes les maisons, quelques semaines avant notre arrivée.

Il nous a été donné d'assister «en ces parages à une bizarre expérience municipale. La bâtisse en pierre étant souvent renversée par des secousses volcaniques, la bâtisse en bois séchant sous le soleil tropical de telle façon, qu'une étincelle peut, pour ainsi dire, mettre le feu à une ville entière, les édiles dlquique ont fait le curieux essai de rebâtir leur ville en tôle. Cette singulière idée est d'une logique douteuse sous le climat brûlant d'une côte équinoxiale.

Le mouvement sur la plage nous parut considérable. Sur des rails mo- biles, une petite locomotive amenait des trains chargés de nitrate de soude, dont il se trouve d'immenses gisements à quelques kilomètres du port. Au milieu des portefaix indigènes, des marins de toutes nations et des entre- preneurs créoles, il se formait des groupes; on gesticulait et discutait avec beaucoup d'animation. J'appris qu'un décret du gouveraement déclarait l'État propriétaire des gisements de salpêtre, ce qui entraînait l'expropria- tion forcée de tous- les établissements existants, et par suite la suppres- sion instantanée du commerce des nombreux exportateurs de cet article.

La première impression que je reçus ainsi au Pérou était celle de l'in- quiétude et du mécontentement des habitants, ressentiments justifiés par un

' Une des premières notices que Ton possède sur Iquique est de M. Frézier, ingénieur ordinaire du roi, dans sa Relation du voyage de la mer du Sud aux côtes du Chili et du Pérou, fait pendant les années 1712, 1713 et 1714 (voy. p. 145). Il cite le fait qu'on est obligé d'apporter Peau dans cette ville depuis le rio de Pisagua, distant de plus de 10 lieues. Il parle aussi du guano de Tile d'I- quique qu'il définit ainsi : t C'est une terre jaunâtre probablement composée d'excréments d*oiseaux et que des Indiens et des nègres habitant Iquique en retirent pour la transporter sur les terrains cultivés de Tarapaca, Ica, etc., comme engrais. > L'immense fertilité de la vallée d'Asapa (Lapa) Inexpliqué pour lui par l'emploi du guano.

LA COTE MÉRIDIONALE DU PÉROU. 9

acte à la fois légal dans la forme et autoritaire au fond, émanant d*un gouvernement issu de la volonté du pays * et peu sympathique à ses propres auteurs. Cette impression ne changea guère pendant les jours suivants. Un singulier malaise me sembla régner partout.

Le pays me faisait l'effet d'un vaste laboratoire dans lequel on tentait sur l'homme des expériences réservées généralement aux essais in anima vili : étal particulier d'incerlitude dans lequel l'individu est ballotté tantôt par les secousses du sol, tantôt par la volonté capricieuse du gouvernement. Cet énervement, qui épuise, nous pouvions le constater dans le voyage des jours suivants : les causeries étaient des discussions politiques, des disputes de parti, des critiques du gouvernement, des blâmes sévères pour l'adminis- tration locale, le mécontentement enfin dans son expression la plus acerbe.

La première ville après le port d'Iquique était Arica *, je descendis pour parcourir la contrée. Sept ans après le tremblement de terre* de 1868, il subsistait encore des vestiges de cette terrible secousse qui avait englouti la ville d'Àrica en quelques minutes, qui avait lancé un vapeur, à l'ancre sur la rade, à plus d'une lieue dans l'intérieur des terres, la car- casse échouée dans le sable sert depuis lors d'habitation à de nombreuses familles. Toutes les constructions nouvelles étaient en fer : la douane, l'é- glise, les docks et la gare de la ligne de Moquegua, que les Péruviens, à cause de ses vins, appellent volontiers le JBwrrfeo* (Bordeaux) delpaîs^. Ces

' Le président de la république, doa Manuel Pardo, littérateur et économiste distingué, chef du parti civil, avait été élu en 1873. Ayant remis ses pouvoirs, h leur expiration en 1877, au général don Ignacio Prado» conunandant l'armée péruvienne dans la fameuse bataille du Callao du 2 mai 1860, il fut nommé président du sénat en 1878. Peu de mois après, il a été traîtreusement assassiné par un sergent de sa garde d'honneur, au sortir même d*une séance de la chambre haute.

^ La vilie d'Arica se trouve déjà citée par Cicza de Léon dans son ouvrage : Cronka del Perà^ publié en 1555 h Séville. L'orthographe est celle dont on se sert aujourd'hui; mais la latitude indiquée par cet auteur diffère d'une façon sensible de la vérité. Gieza donne 19* 20', pendant que la lati- tude exacte est de 18* 28' 5'; la longitude a été fixée par le P. Fouillée, au mois de mai 1710, à 73* 31' ouest de Paris. Il est intéressant de voir que ce même auteur cite les dépôts de guano de cet endroit et considère cette matière comme le principal revenu de la ville. (Journal des observations physiques f mathématiques et botaniques faites par ordre du Roy sur les côtes orientales de l'Aménque méridionale et dans les Indes occidentales, depuis Vannée MOI jusqu'en 1713, par le P. Fouillée.)

Frcxier {Relation du voyage, etc.) cite le premier tremblement de terre connu de cette contrée et qui, selon lui, a eu lieu le 26 novembre 1605. Ce tremblement de terre, compliqué d'une submer- sion complète de la ville, se manifesta donc de la même façon que celui du 13 août 1868 et celui plus récent du 9 mai 1877.

' Don Antonio de UUoa, dans sa Relation de voyage dans V Amérique méridionale (1748), dit que i Moquegua, capitale du corregimiento du même nom, siluce à 16 lieues de la mer, habitée presque exclusivement par des Espagnols, parmi lesquels plusieurs familles nobles, jouit d'une température très douce, ce qui permet la culture de la vigne, qui constitue la principale récolte de la vallée. Le commerce de Moquegua consiste en vins et en eaui-de-vie, qu'on transporte par voie de terre dans les provinces de l'intérieur jusqu'à Potosi , et par voie de mer jusqu'au Callao. » Toute cette note est aojourd'hui aussi vraie qu'elle Tétait il y a presque un siècle et demi. Il faudrait cependant ajouter

iO PÉROU ET BOLIVIE.

vins sont 1res capiteux, et, de même que le sang européen transplanté sous les tropiques, ils montent trop facilement à la tête.

La chaleur sèche du désert, à laquelle il faut s'habituer peut à petit, m'avait fait souffrir pendant cinq heures de course à travers cette plaine de sable. Je pris pour me réconforter un modeste repas dans une sorte de res- taurant en face de la douane,' et si je mentionne ce fait, c'est pour constater que je dus payer 4 piastres, c'esl-à-dire 20 francs, pour un plat d'œufs et de poissons.

La question pécuniaire est partout^ et en Amérique peut-être plus qu'ail- leurs, le newus rerum. Être rétribué en francs tout en étant obligé de dé- penser en piastres, c'est-à-dire dans une unité monétaire cinq fois plus élevée que l'unité monétaire française, c'est chose sérieuse; de plus, on dit bien que la piastre se compose de 100 centavos de la valeur d'un sou; mais la monnaie la plus petite qui ail cours, c'est le medio real^ soit 25 centimes, équivalant pratiquement au petit sou. Au moment l'on commence à se rendre compte de l'état économique de ce pays, on comprend aus- sitôt qu'il est peu avantageux pour un voyage à travers le Pérou.

M. G. Rhoné a dit spirituellement en parlant de l'Egypte : a Tout y est cher, excepté Targent. » Ce mot s'applique au Pérou d'une façon des plus frappantes. La disproportion des systèmes monétaires péruvien et français, malgré leur apparente conformité d'un côté, et Texagération sans pareille de la valeur commerciale de toute fourniture de l'autre, m'a causé de sé- rieux embarras, qui n'ont disparu qu'au milieu de régions moins civilisées. Là, l'homme parfois appelé sauvage accueille ou repousse l'étranger; mais il ne soumet pas chaque mouvement de la vie à des tarifs fantaisistes qui alourdissent la marche en allégeant la bourse.

Après Arica, la ville de MoUendo^ offre une importance réelle. C'est le port par lequel passent la majeure partie des marchandises d'importation pour la Bolivie et toute l'importation pour le sud du Pérou, pour Arequipa,

que, depuis six ans, les habitants de Moquegua ont bâli un chemin do fer depuis leur ville jusqu'à Arica , qui a coûté 35 millions de francs, soit le bénéfice net de leur industrie pendant au moins un demi-siècle. A Theure actuelle, les trains de ce chemin de fer ne marchent qu'une fois par semaine. Quant à la récolte, on peut facilement Texpédier en deux ou trois jours.

*■ Ce port s'appelait Chule; Cieza de Léon écrit Chuli (17° T lat. sud); Juan Gualbcrio Valdivia (Fragmentas para la hisloria de Arequipaj p. 106) nous apprend que cette ville était un port conunercial important et servait de paroisse pour toute celte côte. Le mouvement du fond de la mer a fait changer à tout instant les conditions d'ancrage, si bien qu'on était obligé de s'arrêter tantôt devant Mollendo et de choisir en d'autres moments la baie d'Islay, à 4 milles plus au nord, pour charger et pour décharger les navires. On trouTora, à cet égard, d'utiles renseignements dans Ro- bert Fitz Roj, The South America Pilot, et dans Aurelio Garcia y Garcia, Derrotero de la cosla del Perù, Lima, 1863.

COTE MÉRIDIONALE DU PÉROU. ü

Puno et le Cuzco. G^est par que sortent aussi les produits bruts de Tim- mense région minière de Corocoro, Oruro, Potosi S etc.

Il est curieux qu'un entrepôt d'une importance aussi considérable soit^ comme ville, d'une construction aussi primitive. Mollendo ne diffère pas essentiellement des moindres cités de la côte.

L'escale suivante, Pisco *, se présente sous un aspect plus civilisé.

Pendant que l'embarquement et le débarquement dans les petits ports est d'une difficulté extrême, Pisco possède un beau grand môle en fer. Au bout du môle, un tramway conduit le voyageur dans la ville à travers des champs de luzerne.

A dix minutes du port, on entre dans la grande^ l'unique rue de Pisco, qui conduit à la place. Celle place est excessivement vaste. D'un côté s'élève l'église (style du seizième siècle), et les trois autres côtés sont formés par des maisonnettes basses, petites, blanches et décorées de quelques peintures bleues. Un trottoir en bois permet la circulation le long des maisons : car la place est une mer de sable dans laquelle on enfonce jusqu'à la cheville. Quatre palmiers Iristes et rachitiques s'élèvent au milieu de Varenal, et, à leur ombre, nous vîmes dormir plusieurs nègres à côté de leurs belles, qui fumaient des pipes.

Cette ville de Pisco a une grande importance pour le Pérou. On y cultive

' Les fameuses mines d'argent de Polosi furent découYertes au mois d'avril 1545.

* Diaprés Garcilaso (Cammentarios realeê, lib. VI, cap. xtii) cet endroit a porté avant la con- quête le nom qu'il porte actuellement; cependant, détail à remarquer, pendant plus d'un siècle après la conquête on l'appela San^a//a, nom que semble avoir inauguré Cieza de Léon, en 1553. (Herrera, Decada F, lib. YI, cap. xi.) Aujourd'hui on appelle Sangallan la grande île située entre le port et la presqu'ile de Paracas.

La latitude de ce point a été fixée tout d'abord groiso modo ( voy. Raimondi, el Perùy t. Il, p. 90) par le pilote Jean Roche, qui place le rio de Santiago sous le 1*' degré de latitude nord ; de il compte 262 lieues jusqu'à Pisco; d'après le pilote Jean de Mafra, ce port se trouve sous le 14* degré, latitude que donne Cieza de Léon en 1553, et qu econfirme Humboldt, en 1802. Cavendish ( 1586-1588 ) donne 13' 30'; Fitz Roy (en 1836) donne 13* 43' : c'est cette latitude qui est actuelle- ment reconnue comme exacte.

Le P. Fcuillée lève, au mois d'avril 1709, le plan de la baie de Pisco et de l'ile, qu'il écrit San Galîan; ce voyageur donne aussi des datf>s sur le tremblement de terre qui, le 19 octobre 1682, affligea le Pérou et détruisit complètement la ville de Pisco, qui fut submergée. Frézier (Relation du voyage, eic.) 21 septembre 1713, nous apprend que la ville actuelle a été rebâtie après celte cala- strophe à un quart de lieue de son premier emplacement, c*est-à-dire au delà des traces de la vague qui avait englouti la première cité.

Déjà Simon Perez deTorres (Historid,primit., eic.) appelle, en 1586, Piico le port de /ca,ce qui aujourd'hui est plus vrai que jamais, surtout depuis qu'un chemin de fer relie les deux cités. Cependant Pisco même a une industrie importante (de sucres et d'eaux-de-vie) ; la vallée a toujours été appré- ciée pour son extrême fertilité. Ainsi, diaprés Garcilaso (op, cit., part. I, lib. YI, cap. xvii,xviii, XXIX à xxxi), ce sont le frère et le fils de l'inca Pachacutec qui ont conquis les vallées d'Ica et de Pisco à la couronne du Cuzco, ces vallées se trouvant alors sous la domination souveraine d'un chef appelé ChuquinuinOi.

tS PÉROU ET BOLIVIE.

la vigne ; on y fait avec un raisin de Malaga de Teau-de-vie, dont la plus répandue porte le nom même de la ville. En dehors du pisco^ on y fa- brique deux autres espèces de cognac péruvien, Vitalia et le moscately desti- nés aux gourmets et surtout aux riches, car une bouteille de bon moscatet coûte jusqu'à 2 et 3 piastres.

Pisco est la dernière station de ces bateaux avant le Callao.

II

Le Callao. Lima. Style des maisons. Aspect des rues. Costumes nationaux. Églises. Croyants. Fêles religieuses. Réjouissances publiques. « La plaça de Armas le vendredi saint. L'ethnographie péruTieone sur la plaça de Armas. Le rôle des diCTérentes races au Pérou.

Dix-huit heures après avoir quitté Pisco nous jetâmes Tancre au Callao ^ Ce port se présente sous un aspect particulièrement civilisé. Une société in- dustrielle française y a construit un port avec de grands bassins. La maçon- nerie en présente, dans les premiers bassins, un appareil régulier, dans les derniers bassins un ensemble rustique et pittoresque. Des murs énormes ont élé élevés dans l'eau avec des sacs à moitié remplis de chaux hydrau- lique. On les a d'abord déposés les uns à côté des autres, puis on a superposé des rangées jusqu'à leur faire atteindre le niveau des mers moyennes. Ces sacs se sont toul d'abord affaissés, et, par suite, ils se sont ajustés les uns aux autres, la chaux a durci dans l'eau, la vague a fait disparaître In toile et mis à jour l'appareil siugulier de ces murs cyclopéens par accident. Le perfectionnement de la technique moderne leur a ainsi donné un aspect de haute antiquité. Sur les énormes môles en fer, on entend le grincement métallique des grues à vapeur et le bruyant va-et-vient de petites loco- motives ; une forêt de mâts et de cheminées ondoie sous l'influence non

< Latitude diaprés Cieza de Léon (1553) : 12* 2(K; latitude obsenrée depuis par Humboldt : 12* 3' 9"; les cartes maritimes modernes donnent 12*4'. Au mois de janvier 1710, le P. Feuilléc {Joum. des observât, etc.) en lève le plan. Il faut noter quVn 1586, S. Ferez de Terres trouve déjà ce port extrêmement avancé. Le tremblement de terre de 1746 renversa et détruisit de fond en comble la ville du Callao.

On ne possède donc de renseignements sur la ville ancienne que la carte du P. Fouillée susmen- tionnée et celle de Frézier, qui indique des bastions ou murailles autour de la ville et deux faubourgs qui n'ont pas été réédifiés : Peiipiii viejo au sud, et Pelipiti nueeo au nord de la cité.

LA COTE MÉRIDIONALE DU PÉROU 13

vaincue complètement de la houle, comme le chaume sous le souffle d'une brise légère; les transatlantiques, les vaisseaux de guerre français, italiens, anglais, et la flotte péruvienne, cuirassés, batteries flottantes et autres en- gins meurtriers, se balancent paisibles sur la vague qui entoure les carènes d'un clapotis, sorte de brisant endormi. Ils semblent sommeiller au milieu des centaines de barques qui dansent sur Tonde et des remorqueurs sillonnant le port et la rade.

La ville du Gallao, avec ses trente mille habitants, est un faubourg de Lima ; deux chemins de fer le desservent et vingt-quatre trains par jour franchis- sent les 3 Ueues qui séparent la capitale du Pérou de son port maritime.

Aussi ce faubourg, comme s'il voulait rejoindre Lima, s'est allongé, vers l'est, sur près d'une lieue de parcours. Une rue interminable de petites mai- sons basses s'est créée le long des rails. Sur les locomotives de cette ligne, il y a une cloche pour avertir les passants.

Le train qui, en vingt minutes, conduit le voyageur à Lima* parcourt

^ Lima, d*après Herrera (Decada F, lib. VI, cap. xi), fui fondée lors du retour de Francisco Pizarro du Cuzco.

C^esl après quelque hésitation entre le port de Sangalla ( Pisco ) et la vallée du Riroac, que Pizarro choisit cette dernière et envoya, le 8 janvier 1535, Rui Diaz, Juan Telle et Alonso Martin de don Benilo, pour savoir par les caciques si, dans cette région, il y avait du bois pouvant servir pour des constructions. (Voy. le document intitulé : Fundicion y poblacion destamuy noble y muy leal ciudad de lo9 Reyes del Pirù , fecha par el marques D. Francisco Pizarro ^ adelantado y primer o gober- nadorque fue destos reynoSj en dies y ocho dehenero de 1555 anos.) M. Fuentes (le D' D. H. A.) a transcrit, en 1857, le document du premier livre du Cabyldo de Lima dans son ouvrage : Esladiitica de Lima. M. A. Raimondi (el Perii^ t. II, p. 69 3k 7t) le reproduit en entier.

Quant au nom de Lima, Garcilaso (Comment. real.,\\h. VI, cap. xxx)et, naturellement à sa suite, son éloquent écho, Prescotl, déclarent que Lima est une mauvaise prononciation de Rimac. Il dit qu'il y a eu une idole qui parlait (traduction do Rimac). Calancha (Cronica moralizada del Orden de S. Âguslin en el Perît^ lib. I, cap. xxxvii) est encore plus explicite : il indique parfaitement le sanctuaire de ce dieu Rimac, appelé Rimaclampu Chaci'a, prononcé dès lors par les Espagnols Lima- lambo. M. Raimondi (op. cit.., p. 72) croit reconnaître dans la huacaJuUana^ entre Lima et Cho- riilos, le point indiqué par Calancha. Nous devons ajouter que la théorie de la prononciation nous parait absolument exacte : ninsi, au Cuzco, il y a une place qu'on désigne, lorsqu'on parle quichua, sous le nom de Hatun Rimanacpampa; en espagnol elle s*appelle Limabamba.

Quant au nom de ciudad de los Reyes, Garcilaso dît (op. cit., lib. VI, cap. xxx), et, d^aprës lui, Prescott (Conquête du PéroUy liv. III, ch. ix) répète, que ce nom provient du jour de la fondation, qui serait le G janvier, jour des Rois (de los Reyes).

Llorente (Hist. de la Conquista del Perù, lib. V, cap. i) pense que le nom des Rois fut donné en honneur de Charles-Quint et sa mère dona Juana.

Raimondi (op. ct7., p. 75) rappelle que la ville a été fondée le 18 janvier, vu les armes ; mais que cVst à la fois Yïdé>i des trois rois, du monarque espagnol et de sa mère, qui ont inspiré ce nom ; ce savant auteur, décrivant les armes qui furent concédées à la ville le 7 décembre 1557, cite les initiales J (Juana) et K (Carlos) surmontées de Taiglo espagnole qui se trouvent dans le champ, et dans un autre 3 couronnes surmontées d*une étoile (emblème qui exclut le doute).

Latitude: d'après Cavendish (1586-1588), If 50'; d'après Fouillée, 12* 0' 57^ d'après Frézier et Penlta, 12« 6' 28'; d'après Humboldt, 12* 2' 34^

Herrera et, après lui, le P. Calancha ont fait des efforts pour déterminer la longitude de Lima,

U PÉROU ET BOLIVIE.

quelques rues étroites de Tancienne résidence des vice-rois en sonnant à toute volée. J'arrivai un dimanche, et, après être descendu à Thôtel, je parcourus la ville.

Je reconnus bien des sites charmants, la plaça de ArmaSy le pont, l'a/a- meda de hacho^ dont j'avais vu d'admirables croquis dans les albums de voyage de M. Angrand.

Ces dessins, faits en 1834, vivants et sentis, me semblèrent donner une certaine note que cependantje ne retrouvais plus. Je compris plus tard que cette nuance délicate, le temps l'avait malheureusement effacée. Lima marche, et, en marchant, l'adorable ville coloniale s'européanise. Les nou- velles maisons sont faites comme les prosaïques hôtels de nos petits rentiers. L'élément nouveau se mêle sans grâce aux bâtiments de style hispano- mauresque, celui de la ville ancienne. Quel cachet d'originalité pittoresque donnait cet art à la dlé des Rois, premier nom de Lima !

Chez nous on n'a guère une idée bien nette de l'effet produit par une ville entière dont toutes les maisons sont bâties d'après un modèle unique, sur- tout si ce modèle réunit en lui les éléments nécessaires de variété et de grâce qui suppriment la monotonie et Tennui. Dans nos villes, les âges ont laissé leurs traces: l'art gothique, la renaissance, les souvenir grecs, l'imi- tation de l'œuvre romaine, l'art éclectique qui réunit les éléments les plus divers et la bâtisse industrielle qui supprime toute apparence de style, tout soupçon de coquetterie, môme l'ombre d'ornementation. Les rues de Lima se ressemblent, mais les maisons représentent une variété infinie d'une même espèce. Et d'abord ces maisons, qui n'ont généralement qu'un rez-de- chaussée, et tout au plus un premier étage, donnent sur la rue, et leur vaste porte cochère est toujours grande ouverte. L'œil du passant embrasse la cour, entourée d'une colonnade, que viennent animer des chevaux, des mules, des domestiques de toutes couleurs.

Des plantes entourent les colonnes, et les murs, au fond des galeries, sont hardiment peints à la détrempe. Bien des rues sont souvent silencieuses, mais toutes ces cours paraissent fort animées. Dos visiteurs entrent ou

ce dernier en profilant de Téclipse solaire de 1675. Caluncha s'est trompé de 15». Frëzier observe la longitude et trouve 79*45'; la longitude connue depuis 1710, d'après les observations de M. Alexandre Durand, médecin français, est de 79* 9' 30' ouest de Paris, et d'après les calculs d'Oltomans et les observations de liumboldt 79*24' 45'.

Altitude au-dessus du niveau de la mer, première mesure prise par le P. Feuîllée, en 1709 : 65 toises (126",68); déclinaison de l'aiguille aimantée, 6*15' est; le P. Fouillée leva le plan de la ville au mois d'avril 1709, plan qui a un grand intérêt historique, la ville qu'il représente ayant été complètement détruite par la secousse de 1746 ; le plan levé par Frézier eu octobre 1713 est encore plus complet que celui de Feuiliée.

LE GâLLâO. LIHÂ. fh

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sortent ; les domestiques nègres, mulâtres ou chinois, paresseusement af- fairés, la traversent, s'y arrêtent en causant. Une tête noire mevhle^ du reste» au point de vue pittoresque, bien mieux qu'une tête blanche.

Le ciel, toujours bleu, parait au-dessus de cette vaste pièce, qui est la cour dans l'ancien sens du mot, sorte A'alrium avec tout son charme qu'on ne saurait -comprendre dans nos climats rigoureux. La façade, donnant sur la rue, a un cachet original avec ses grands pans de murs blancs, ses fenéti^s souvent irrégulicres. Généralement une galerie en bois sculpté surplombant le rez-de-chausscc masque et orne la maçonnerie du premier étage.

Le miradoTy sorte de tourelle ou de lanterne, qui dépasse de 2 à 5 mètres le toit presque toujours plat, couronne gracieusement Ten- semble.

Les anciennes maisons sont incomparablement pittoresques, grâce à ces balcons espagnols noircis par le temps qui tranchent avec le stuc ou le mor- tier dont les maisons sont recouvertes.

Il m'a semblé que ce style supportait très bien la vétusté, qu'un morceau de plâtre tombé par-ci par-là, mettant à découvert quelques plaques de briques rougeâtres ou grises, donnait une note archaïque rien moins que déplaisante.

Il y a je ne sais quel air hospitalier dans ces tableaux, toujours variés, qui unissent le caractère de la vie intime de famille à certains traits d'une existence tant soit peu chevaleresque. Ces maisons n'ont pas été bâties pour la vie bourgeoise telle que nous la comprenons ou que nous la subissons au- jourd'hui, presque dans toute l'Europe.

J'ai regretté que les rues de Lima fussent droites, se coupant sous des angles droits. Ces maisons, dans les rues courbes, produisent des effets plus imprévus. Elles sont trop gracieuses pour l'alignement monotone d'une façade de caserne. Les places mêmes m'ont paru trop carrées, trop planes, trop bien tenues.

Les poteaux des lanternes à gaz jurent avec la note générale, et les sergents de ville (celadores) costumés à la mode des policemen de Londres parais- sent déplacés dans ce milieu.

L'homme au poncho^ à la botte molle, au chapeau à larges bords, voilà qui s'allie au style de celte cité ; mais des hommes trapus et bruns, vêtus de noir avec le petit dôme en feutre noir sur la tête, la jugulaire sous le nez, gantés de blanc et une règle noire en main, ne semblent pas faits pour celte latitude.

Il est bien dommage que Lima ne garde pas avec une jalousie patrie- tique son caractère prime-sautier. A quoi bon la contrefaçon européenne,

16 PÉROU ET BOLIVIE.

quand l'originalité liménienne est à la fois si gracieuse et si complètement en harmonie avec la nature du pays et de ses habitants?

Cette observation s'applique au costume des hebitanls de cette ville en général. Les marchands tailleurs de Paris Habillent le Péruvien, et lui donuent une fausse allure de boulevardier qui ne sied pas à l'homme et ne s'accorde pas avec le milieu. Quel changement, tout à l'avantage de -l'un et

de l'autre, lorsqu'un jour, pour se rendre dans sa hacienda, il reprend le large sombrero, la guêtre, le poncho et, avec son vêtement national, la franche allure, le mouvement élégant que notre costume gène et réprime. Lorsqu'on le voit ainsi, on regarde son costume de ville comme une aber- ration du goût dilucile à justiQer et, malgré la puissance de la mode, presque impossible à expliquer : car tout, jusqu'au climat, jusqu'à la com-

LE GâLLàO. LIMA. i7

modilé, si chère aux créoles, plaide contre lui. Ah! que les femmes sentent bien, avec la coquetterie instinctive de leur sexe, que leur manla^ pour ne pas être portée en Europe, leur sied à merveille, et comme les quelques rares señoritas qui veulent s'affranchir de cette mode, faire exception à la règle, paraissent disgracieuses !

Tout le monde, depuis la femme du Président jusqu'à la vendeuse de chichUy porte ce vêtement. Il est invariablement noir, entoure la tête, encadre la figure et, attaché sur une épaule, couvre les bras, le buste, et tombe en larges plis au-dessous des genoux.

Ce vêlement développe un art abandonné chez nous à la couturière; il permet à la femme de se draper avec une élégance et une originalité qui indiquent au premier coup d'œil la nature fine et artistique des unes, la molle allure des autres. Ia mania rajeunit les vieilles; elle entoure les jeunes de je ne sais quelle grâce pleine de dignité; elle fait paraître plus blancs les teints vermeils, et le teint vraiment blanc parait diaphane comme rivoire dans cet encadrement noir. L'élégante coquetterie s'en mêle à- son tour, l'étoffe mate, sorte de cachemire, est brochée en soie et entourée de dentelles qui, ne tombant que sur le front, produisent un effet plus agréable que les voiles et voilettes des Européennes, qui masquent souvent la figure entière.

Dans le port de la manta^ il y a aussi mille nuances, parfois des exagéra- tions. Beaucoup de femmes s'en enveloppent trop, cachant ainsi leur beauté problématique. La saya y manto des temps de la guerre d'indépendance, qui ne permettait de voir qu'un bras et un œil de la femme, a complète- ment disparu. L'art et les mœurs n'y ont rien perdu. Toute chose, en ce monde, a sa moralité, et la coupe du vêtement plus que bien d'autres détails de la vie.

On m'a dit que les prêtres ont voulu faire maintenir ce costume qui, nu dire des maris, cachait trop la figure et trop peu les formes générales de la femme. Si les directeurs de conscience ont craint une révolution mo- rale comme conséquence d'un changement de goût et d'allure chez leurs ouailles, ils en ont été quittes pour la peur. La disparition de ce costume n'a guère changé le caractère des femmes, qui sont restées dévotes ou, pour nous servir du terme péruvien, béates. L'église est toujours le but ñwori de leur promenade journalière, et, de même que les temples ont gardé l'aspect archaïque du seizième siècle, les femmes en ont conservé l'allure.

Voyons pour un instant le principal édifice du Pérou, la belle cathédrale de Lima; rappelons-en l'histoire avant de conduire le lecteur devant sa fa* çade et dans ses nefs.

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Elle a été détruite presque en entier par le terrible tremblement de terre qui, le 28 octobre 1746, renversa la résidence des vice-rois et submergea le Callao. La première édification de la cathédrale, d'après Fuentes, avait occasionné des frais montant à 594000 piastres, soit 2970000 francs. Comme la plupart des renseignements historiques que nous possédons sur les contrées hispano-américaines, ces données sont sujettes à caution. Ainsi Fuentes dit que la construction de la cathédrale a duré neuf ans, et Llorente prétend que ce travail a duré près d'un siècle. Le vice-roi qui administra le Pérou en 1746, comte de Superunda, réédiûa ce grand monument en cinq ans environ. La première cathédrale, reproduction de celle que l'on admire à Séville, n'a pas été reconstruite, après la catastrophe, d'une façon complète ; elle ne porte plus aujourd'hui le pur cachet espagnol, c'est bien l'œuvre du génie péruvien sous l'influence de la vie coloniale et du ciel équinoxial. Ses dimensions pourtant sont restées les mêmes. La façade, flanquée aux deux extrémités de deux tours d'ordre toscan de 12 mètres de large sur 50 de hauteur, a un développement de plus de 150 mètres. Une dizaine de marches en marbre blanc conduisent à la plate-forme qui donne accès h l'église. La porte principale, qui a 5 mètres sur 1 0, est appelée la porte du Pardon. L'ensemble du portique consiste en trois étages superposés formant des galeries richement sculptées d'un contour élégant. Dans la première, saint Mathieu, saint Marc, saint Luc et saint Jérôme, paraissent dans des niches encadrées par de fines colonnes corinthiennes. Dans la deuxième, nous voyons une Vierge entre un saint Pierre et un saint Paul, surmontée d'un saint Toribio confirmant un Indien agenouillé au-dessous des armes royales et impériales de Charles-Quint. La troisième, qui couronne l'en- semble, n'est en réalité qu'un piédestal pour saint Jean évangéliste, sous l'invocation duquel est placée la cathédrale. Les deux autres ])orlesde la fa- çade, où se mélangent le dorique et le corinthien, donnent accès aux nefs latérales. La façade de cette cathédrale, quant à son ornementation, rap- pelle tant soit peu la nature péruvienne : il y a agglomération d'individus sur un seul point de ce vaste ensemble; les chapiteaiix les plus richemeni sculptés, une luxuriante végétation de feuilles d'acanthe, encadrent la tribu de saints, et le reste de la façade est nu, froid, dépourvu de sculpture, sans caractère ; ces portiques sont l'oasis dans le désert. Pour comprendre celte opposition et ce manque d'harmonie générale, que le lecteur se rap- pelle une église gothique, Notre-Dame, ou Saint-Ouen, ou la cathédrale d'A- miens; qu'il examine au milieu des architraves et des corniches, les fenêtres dont la forme complète l'ensemble harmonieux des lignes, les frises de saints sous leurs dais en pierre, entourés de chimères bizarres qui font

LIMA. Si

disparaître la nudité des immenses pans de ces murailles; qu'il se figure le couronnement de Notre-Dame de Paris, ce toit immense qui s'enchâsse dans un chaton si léger et si gracieux, qu'il parait ciselé comme un diadème. Reportant alors le regard sur ces grands murs couleur saumon de la très fameuse cathédrale de Lima, sur ces clochers dont les larges auvents au-dessus de l'immense monotonie de ce vrai mur d'église semblent bayer au ciel, il comprendra que celte architecture manque d'haleine, que pour être grande elle se fait colossale. Attirant le regard sur un seul point en négligeant l'ensemble , elle rappelle certains nobles pénitents du moyen- âge qui, pour affirmer leur sang, mettaient sur leur haire et au-dessous de la corde qu'ils portaient au cou quelque merveilleux collier, œuvre des incomparables orfèvres de leur époque. Nous ne parlerons que pour mé- moire de la façade latérale droite qui donne dans la rue de Las MarUas. C'est un immense pan de muraille grossièrement peint à la détrempe comme un décor de théâtre et couronné de six petites pyramides tronquées, soutenues par des piédouches. La façade latérale de gauche n'existe pas ; elle a été masquée, dès le début, par de petites constructions qui empêchent le déga- gement de l'église, mais en font ressortir par leur peu de hauteur les pro- portions imposantes. Les maisons de la rue de VÀrzobispo voilent les derrières de ce monument.

Dans l'intérieur, le chœur fait l'eflet d'une église enchâssée dans la cathédrale. On y compte, sculptés en bois de chêne, quarante-huit stalles de chanoines, autant de statues de saints et un peuple d'apôtres, de pères et de docteurs de l'Église. Derrière et au-dessus du siège archiépiscopal s'élève et se développe le merveilleux grand orgue. Dix marches en marbre conduisent au maitre-autel , qui apparaît entouré de deux balcons. Toute cette partie du sanctuaire est blanche, chargée d'ornements en or et décorée de colonnes que l'on dit être en argent massif. La phalange des anges avec leur allure d'Amours du siècle galant anime gracieusement ce sanctuaire et doit rappeler malicieusement au grave chapitre plutôt le sixième comman- dement que les joies célestes, vers lesquelles un jour ou l'autre s'élèvera la sainte Compagnie. Parmi les chapelles secondaires il y en a quelques- unes dont l'ornementation bariolée, les peintures dignes des ateliers d'Épinal, paraissent comiques à côté de quelques autres, dont trois notam- ment, dans la nef de gauche, sont couvertes de boiseries sculptées du sei- zième et du dix-septième siècle, des merveilles de dessin et d'exécution.

Parmi les autres églises de Lima, nous citerons la Merced^ qui est recou- verte d'ornementations en stuc d'un modelé extrêmement riche, don- nant un des exemples les plus parfaits du style rococo dans tout son épa

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nouissement. Les colonnes lorses» les énormes coquillages qui forment les demi-coupoles des niches ou bien s'élèvent, semblables à des auréoles, au- dessus des têtes de saints et d'anges, couvrent la façade et produisent un effet d'ensemble qu'on est plus habitué à constater sur les bahuts artisti- ques de la renaissance italienne que sur des œuvres architecturales ; on a eu le bon goût de peindre toute cette église en grisaille très foncée, si bien qu'elle présente un caractère de vétusté s' harmonisant fort bien avec le style qui, pour avoir des prétentions souvent justifiées à la grâce, n'a pas les éléments de la jeunesse inaltérable du grand art.

L'église de San Franmco est un fort beau monument de style jésuitique. Les briques bariolées qui ont servi à la construction lui donnent assez de couleur pour en faire pardonner la ligne raide et monotone.

A l'entrée des églises, on aperçoit fréquemment un tronc d'où émergent, comme d'une baignoire, des torses nus, des figures grimaçantes sillonnées de lignes rouges figurant des flammes, avec cette légende explicative : Pour les âmes qui brûlent au Purgatoire. Si vous parcourez une église de Lima, vous y verrez un Christ à la croix qui ne ressemble guère à ceux que vous connaissez. Le prêtre, alarmé de sa nudité, lui a mis, de même que cela se pratiquait à l'époque byzantine, une jupe qui tombe jusqu'à la cheville, jupe de reine, en velours brodé orné de dentelles; son toi'se disparaît sous les flots de cheveux bouclés; sa couronne d'épines, entourée de roses, est surmontée d'un diadème.

Voyez la Vierge avec l'Enfant Jésus. C'est le catholicisme avant le Pérugin. C'est la Vierge sans corps, c'est l'Enfant Jésus sans jeunesse, tenant grave- ment le globe terrestre entre ses mains.

Les saints dans leurs niches dorées sont des poupées nullement artistiques, c'est l'ouvrage de gens simples, pleins d'une foi ardente, qui ont travaillé pendant des années à une œuvre pie qu'ils offrent à l'église.

Tel est l'aspect général du sanctuaire catholique à Lima. Traversez cetic église vide, il n'y a ni banc, ni loge, ni chaise, ni prie-Dieu, le pas résonne et se prolonge par des échos vagues, et vous verrez des femmes dans leur manta noire, agenouillées, accroupies sur ces froides dalles, accoudées à ces piliers nus. Que de pâles figures dans le crépuscule de l'église t Un vague murmure vibre dans la sonorité de l'édifice, des nuées d'encens voilent les tableaux et les statues, les prêtres au vêtement brodé, doré, se meuvent devant des autels en argent massif. Des centaines de cier- ges, grands et petits, brûlent dans les chapelles et s'éteignent en laissant échapper des fumées qui s'élèvent en spirales capricieuses. Dans ces églises, ic baptême se fait sous le porche. Le mariage ne s'y célèbre jamais ; ce

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sacrement est relégué dans l'appartement d'un des futurs conjoints. Pour entrer dans le temple catholique du Pérou il faut être pénitent ou mort.

Sous le soufQe froid qui, dans ces édifices solennels, vous glace en plein tropique, semblable à Tair qui sort des caveaux, on croit voir le fantôme du moyen âge se dresser devant soi, et, selon la disposition d'esprit, les croyances, les convictions personnelles, on reste charmé en face de cette évocation, ou l'on s'enfuit épouvanté. Alors la porte se referme silencieuse- ment et, en rentrant dans l'atmosphère viviGante du dehors, on revient à soi en respirant des bouffées d'air chaud qui dilate les poumons.

Pendant les jours de fête, les églises prennent un aspect singulier. Les ex-voto sont nombreux et du plus mauvais goût, les autels disparaissent sous des plantes fantastiques en papier de couleur. Le jour du vendredi saint, plusieui*s églises de Lima ont un faux air d'hôpital en fête.

Qu'on se figure, dans la nef principale et parfois dans les nefs latérales, des lits, des couchettes recouvertes d'étoffes précieuses, des sarcophages d'une grande richesse apparente, et sur chaque lit, dans chaque sarcophage, un Christ, statue en bois, en carton, souvent en étoffe rembourrée d'algues, couché au milieu des fleurs. Au chevet, entre les cierges dont la lumière jaune inonde la figure du Salvador^ se dresse un tronc dans lequel les croyants qui défilent dans l'église déposent leur obole. Il y a des sanctuaires qui, ce jour-là, installent jusqu'à trente de ces christs auprès desquels la foi paye son tribut.

La nuit du vendredi saint à Lima est du reste à tous égards une des choses les plus curieuses qu'on puisse voir. En sortant de la cathédrale, qui occupe un des côtés de la grande place, on domine du haut des gradins cet immense carré couvert de monde. Tout Lima est sur la plaça de Ärmas^ hommes et femmes, habillés et gantés de noir. Les femmes abandonnent ce soir la mania pour revêtir la mantillaj voile en dentelle qui, retenu dans l'abondante chevelure par un peigne, véritable diadème, encadre admira- blement leurs figures avenantes.

Les fenêtres et les arcades des maisons entourant la place se détachent lumineuses sur le reste des façades, qui demeurent dans l'obscurité. Des silhouettes noires, semblables à des ombres chinoises, s'agitent sur le fond éclairé. Le long de la façade de l'église des négresses vendent de la viande cuite ou rôtie au feu de quelques bûches; la flamme rouge éclaire leurs figures foncées.

Aux cris rauques de ces marchandes se mêle le bourdonnement de la foule compacte. Ce soir, la plaça de Arrnm est un salon national, international par la force des choses. L'église donne, sur le parvis de cette cathédrale.

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rendez-vous à tous ses fidèles; personne ne s^excuse. Il y a assurément bien peu d^endroits sur la terre la comédie et le drame humain et social aient été joués avec une verve plus diabolique, l'on ait dansé la cueca avec plus d'entrain, Ton se soit battu avec une rage plus souriante, Ton se soit tué plus gaiement et Ton ait oublié plus vite et plus complètement les enseignements de la veille.

Il n'y a certes pas un autre lieu au monde où, à ses jours de fête, rÉglise puisse réunir, comme à Lima, les descendants de Sem, de Cham et de Japhet, que connaît la Bible, et le Mongol, le Tatare et l'Indien, qu'elle ignore. Nulle part l'Européen, l'Africain, l'Asiatique et l'Américain, de sang pur et de sang mélangé, ne se trouvent réunis sur un terrain plus restreint. Nulle part on ne saurait voir pareille galerie ethnographique, comptant des spécimens vivants de toutes les races, de leurs variétés, de leurs croi- sements. L'Europe y parait avec ses Espagnols, ses Italiens, ses Anglais, ses Allemands, ses Français ; elle y produit le créole. L'Afrique y a fourni le nègre, le mulâtre^ fruit delà race noire et de la race blanche, lecuarteron, qui ne compte plus que vingt-cinq pour cent de sang noir, le requinteron avec douze et demi pour cent, le trigenio avec six et quart pour cent ; l'In- dien, fils de l'Amérique, qui, dans son mélange avec la race noire, produit le zambo, et, dans son mélange avec la race blanche, donne le cholo ; le chino-choloy fruit du zambo et de la chola ; le métis, fils du cbolo et de la blanche, n'ayant plus que vingt-cinq pour cent de sang indien; le dudoso, dont les douze et demi pour cent de sang indigène ne constituent plus un type facile à distinguer du blanc pur sang.

A côté de ces maîtres de l'Amérique, l'Asie fournit le Chinois qui, lors- qu'il contracte une union, choisit de préférence la chino-chola pour compa- gne. Le fruit de cette union n'a pas encore de nom courant dans la famille sociale de Lima, dont les ramifications généalogiques enveloppent le monde, semblables à un vaste filer.

Les anthropologistes classifient l'humanité de bien des façons divei'ses; nulle part la classification n'est plus facile qu'en cet endroit, aucun mu- sée du monde n'offrant d'aussi merveilleux éléments de comparaison.

Ainsi, que de nuances parmi les nègres seulement, que de variétés de teintes noires, depuis le noir mat du descendant de Mozambique jus- qu'au noir bleuté du fils de la côte d'Ivoire !

Que de nuances de sépia parmi les mulâtres et les mélanges collatéraux qu'ils font naître! Le brun de Sienne des zambos s'éclaircissant dans la descendance; la sépia mélangée de sienne avec des reflets cuivrés qui caractérisent l'Indien, pâlissant dans la lignée mélangée de sang blanc; les

Ions mats de vieil ivoji'e qui caractérisent le (cint du Chinois, et les tons a la fois pâtes et bâlés que prend l'Européen sous tes (i-opiques, forment une gamme de. couleurs à laquelle manque la nuance qui ne se retrouve

■que dans la saine société de notre monde européen : le ton rosé des joues et le rouge vif des lèvres.

Quant aux cheveux, dont les savants se préoccupent beaucoup, ils restent, même dans les mélanges les plus compliqués, une marque ineffaçable d'o- drigine ou de cscendance plus ou moins directe.

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Les cheveux blonds, roux, bnins et noirs soyeux, lisses ou bouclés, appar- tiennent à la race blanche, le noir crépu aux nègres et à ses mélanges, même avec l'Indien, qui, dans ses autres alliances, produit des chevelures noires

lisses et d'une raideur extraordinaire plus brillantes que celles des Chinois.

Et sous ces perruques multiples que de crânes divers, et dans ces crânes que de cerveaux hétérogènes appartenant tous, à l'exception toutefois des Chinois, à des électeurs éligiblcs!

11 faut noler que tous aspirant à des graadcui's, car tous ont leur légende, leur histoire, leur passé. Us ont dans les quatre parties du monde leurs an-

cêtres de vieille aoblesse, et, quoique républicains, ils tiennent ä se les rappeler et à les rappeler aux autres.

Les créoles vous parlent avec fierté de leure pères, les conquiiladores ; les noirs, de rois africains ; les Indiens, des incas et de leure familles de sang impérial.

S8 PÉROU ET BOLIVIE.

Grâce à ces vagues souvenirs bisloriques et à leurs grandes aspirations politiques, ils sont forcément tous ennemis les uns des autres, Thomme du Nord de celui qui vient du Sud, Thomme de la cdle de Thabitant de la sierra, et le Serrano de Thomme des versants orientaux des Andes (ap- pelés la Montana)^ le mulâtre du nègre, l'Indien du blanc, le blanc du Chinois.

•Ils se sentent pourtant tous Péruviens, et, malgré les injures sanglantes dont ils s'accablent continuellement, ils s'élèvent indignés contre toute cri- tique venant du dehors. A les entendre, on dirait qu'ils s'exècrent, car ils s'insultent dans leurs conversations, dans leurs journaux; ils se battent entre eux, mais devant lout ennemi non Péruvien ils sont unis aussitôt. A l'exception des Asiatiques, tous sont encore réellement fraternels devant leur Dieu: la sainte Vierge; les prêtres savent, à travers les péripéties gouvernementales, maintenir le pouvoir. Les luttes des partis s'ar- rêtent h la porte des églises et n'en franchissent jamais le seuil.

Ainsi, que d'événements a vus cette cathédrale de Lima, que de gueires civiles ont éclaté à quelques pas d'elle 1 et, pendant que dans l'an- cien palais des vice-rois, qui forme le second côté de la plaça de ArmaSy les gouvernements tombaient et les maîtres successifs du pays se noyaient souvent dans des mares de sang, le maître de l'église assistait calme à l'o- rage qui abattait tout, autour de lui, sans jamais l'atteindre.

Une fois la guerre civile a efQeuré son mur d'enceinte. Au haut des deux tours de cette cathédrale pendaient naguère encore les deux frères Gulier- rez, usurpateurs du pouvoir après l'assassinat du président Balta. Sur les marches de cette église sont venus s'abattre comme des masses les corps qu'on détachait de leur gigantesque potence. Sur cet emplacement, l'on vend ce soir de vendredi saint des moutons rôtis, des images du patron de Lima, des crucifix, de la bière de maïs et des eaux-de-vie (la chicha et le pisco)j en ces jours de trouble de vieilles négi-esses rôtissaient les membres des cadavres dépecés des Gutierrez, en rongeaient les os et, dansant autour du feu, elles vendaient à tout venant des pincées de ces cendres humaines comme souvenir de la fin sans pareille de tyrans exécutés par la justice populaire sur la terre péruvienne !

D'autres sont venus s'emparer du pouvoir civil, de nouvelles révolutions ont éclaté, et, au milieu des vengeances atroces, du sang qu'on verse pour venger le sang versé, au milieu des luttes de principes, de compétitions personnelles, de haines et d'emportements, l'église, au sourire accueillant, a toujours su faire entendre des paroles de pardon ; tous^ amis d'aujour- d'hui et ennemis de la veille ou du lendemain, viennent le lui demander.

Voilà ce qui fait sa puissance; elle attire la femme, sûre que l'homme intlilTérent ou sceptique suivra un jour sa compagne. Les jours de fête sont les jours de triomphe de Rome au Pérou. Alors les pi'êlres s'effacent, on ne voit que les images de Dieu el de ses saints entourées d'une foute immense de croyants. Le spectacle du vendredi saint est la preuve de cette puis- sance, de cette influence que les apôtres de ta croix exercent sur le peuple entier. Et au-dessus de tout ce mouvement apparent et de celte agitation cachée règne le calme de la nuit* liménienne, ce calme absolu, doux et caressant. Un ciel d'airain sans nuages, parsemé des étoiles du ûrmament équinoxial, s'étend sur ce monde singulier : on dirait une constellation de diamants sous un dnis noir.

Cependant ce coup d'œil général ne suiflt pas pour connaître une sociélc si hétérogène. Rentrons donc pour un instant dans le milieu brun, dans le milieu blanc, dans le milieu noir, dans le milieu jaune, et voyons comment toutes ces races sont arrivées sur le coin de terre qui, depuis longtemps, leur sert, tour à tour, de champ de culture et d'arène ; rappelons en peu de mots leur acclimatement matériel et moral dans une revue succincle faite par ordre chronologique.

Le premier habitant du Pérou était l'autochthone. Nous devrions com- mencer par lui. Or il y a peu d'Indiens sur la côte, cl il n'y en a pas du tout à Lima; nous y trouvons seulement des cholos, des chino-cholos et d'autres métis : nous renvoyons donc ce portrait aux passages relatifs à

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rintérieur du Pérou la race indigène, quoique décimée, a survécu à tous les cataclysmes.

' L'Indien a été remplacé sur sa terre par le blanc, qui s'est en appai^nco très bien acclimaté au Pérou. Nous disons en apparence, car cet accli- matement n'a guère donné de bons résultats qu'à la suite du mélange des races. Des familles de sang complètement blanc commencent généralement à dépérir à la troisième génération et s'éteignent dans un incurable rachi- tismc.

Le créole, dans toute sa force, est un être singulièrement sympathique, malgré bien des défauts. De race espagnole, il est grand seigneur, il veut l'étiquetle républicaine et des institutions monarchiques. Qu'il porte des titres de noblesse ou qu'il n'en porte pas, il restera toujours grand d'Es- pagne; il ne sera jamais ni manœuvre, ni commerçant, ni industriel. S'il s'occupe d'entreprises minières ou agricoles, il dirigera ses ouvriers à la cravache, au sabre, au revolver; il établira dans son domaine le prin- cipe du bon plaisir, le féodalisme absolu ; il n'admettra jamais l'immix- tion du gouvernement dans ses affaires. Il le fera non seulement dans les vallées inaccessibles de l'intérieur, mais dans sa hacienda située aux portes mêmes de la capitale : on le sait, mais ceux qui le savent sont de la même race que lui, le comprennent et le laissent faire.

Celte activité, souvent illégale dans la forme, mais utile à la production du pays, constitue l'exception, (îar le penchant naturel du créole, expliqué autant par la disposition de la race espagnole que par son histoire au Pérou, que par le climat du pays, le porte au far niente; dans ce but, il veut être employé, fonctionnaire, la plupart du temps militaire. Telle est la raison du grand nombre d'officiers supérieurs de l'armée péruvienne, qui compte un colonel pour six simples soldats. En somme, le créole perpétuera autant que son sang la noblesse particulière du hidalgo.

Il est léger et profite volontiers de la liberté de mœurs pour conter fleu- rette sur les sentiers de traverse de l'hyménée.

Causeur, il parlera de tout ce qu'il sait et de ce qu'il ne sait pas. Il par- lera industrie sucrière, cotonnière, élève du bétail, culture de la coca, che- vaux, mules, moutons, philosophie transcendante, théologie, vie parisienne, travaux de mines, entreprises de chemins de fer, histoire péruvienne (qu'il appellera volontiers romaine), il critiquera amèrement son pays, sa magis- trature, son gouveniement, sa diplomatie, ses finances, et il bondira, si son interlocuteur européen s'avise d'émettre un avis analogue au sien.

En politique, il n'aura guère de principes autres que l'indépendance nationale et autres visées que de voir son compère au pouvoir.]

LIMA. 31

11 est financier habile, mauvais industriel, agronome et mineur routinier, ])Ius joueur que les cartes, sobre jusqu'au moment il passera deux ou trois jours dans l'orgie.

Sceptique et même libre penseur dans ses discours, il paraît dévot dans ses pratiques; soldat à la manière des conquistadores, il est courageux à ses heures, et toujours tant soit peu fanfaron; l'amphitryon hospitalier pratique l'art de sourire hors de chez lui. En fin de compte, il est parfaite- ment heureux à sa façon, et, quoique, au fond du cœur, il déteste l'étran- ger, qu'il désigne sous le sobriquet de gringo, il se montre bienveillant et bon envers lui.

A côté du créole, l'émigrant blanc s'est implanté au Pérou; mais mal- heureusement il y arrive avec Tarrière-pensée de n'y pas rester. Le souve- nir de la mère-patrie fait dominer en lui la préoccupation constante du départ, préoccupation préjudiciable au pays qu'il habite sans en épouser les intérêts. Devenir riche au plus vite, voilà sa seule pensée. Cette fin justifie tous les moyens et explique pourquoi les immigrants ne deviennent presque jamais agriculteurs, rarement industriels. En dehors des considérations his- toriques, des raisons purement physiologiques s'opposent au travail manuel des blancs sous les tropiques. Ils sont allés pendant longtemps dans ce nouveau monde en conquistadores ^ armés de l'épée qui se terminait par une croix; ils y ont paru comme missionnaires apostoliques avec la croix qui se terminait par une épée; les colons qui sont venus en qualité d'agriculteurs, comme les immigrants de l'Amérique du Nord, sont peu nombreux. Cependant on a essayé le travail libre du blanc. L'Amérique équinoxiale a donné aux colons qui s'établissaient chez elle des facilités autrement grandes que celles qui ont été fournies aux immigrants dans l'Amérique du Nord. Sans vouloir citer des points comme Blumenau, Join- ville, Nouvelle-Fribourg, au Brésil, nous n'avons qu'à rappeler Posuso et le Chanchamayo, au Pérou. Les gouvernements respectifs ont fait les sacri- fices les plus considérables pour fonder des colonies agricoles sur ces points. Les résultats généralement médiocres de ces efforts font comprendre qu'il se produit dans ces régions une déchéance physiologique des colons qui influe si bien sur leur volonté, qu'ils deviennent incapables d'un tra- vail matériel utile. On dirait que, toutes les fois que la race blanche vit au milieu de races colorées, elle se trouve condamnée à ce rôle de grands seigneurs. Les Européens et les Nord-Américains au Pérou sont presque toujours importateurs ou vendeurs en gros ou en détail de produits euro- péens. Ces produits, fabriqués en deçà de l'Atlantique pour l'exporta- tion, n'ont pas les qualités ordinaires des bonnes productions de nos ma-

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nufactures; Tusage les délériore rapidement; Tachelcur est obligé de les remplacer à bref délai. Ainsi se ramassent les fortunes rapides que les dé- bitants font dans les pays latino-américains.

Malgré la différence de nationalité de ces négociants, la similitude de leurs préoccupations et de leur commerce permet de dire de tous qu'ils sont fiévreux, d'une amabilité fréquemment ombrageuse, facilement dépen- siers, souvent joueurs et de mœurs légères. Ils apprécient médiocrement les créoles et s'accommodent assez volontiers des gens de couleur, contre les- quels ils n'ont pas les préjugés de Vhijo del pats.

Quant aux nègres, ils ont été jetés sur ce continent dans les circonstances les plus déplorables ; affaiblis par les souffrances d'une traversée effectuée dans des conditions d'insalubrité atroce, à peine débarqués ils se sont trou- vés contraints aux travaux les plus durs et souvent les plus malsains sous un climat différent de celui qu'ils venaient de quitter. De père en fils, dans des régions de fièvre, ils ont accompli les travaux les plus dangereux qu'il soit possible d'imaginer, ils ont défriché le terrain, ils ont remué le sol, pour y planter le café, le cacao, le tabac, la canne à sucre ; ils ont fait des travaux d'irrigation; ils ont séjourné dans l'eau, souvent jusqu'à la cein- ture, demeurant sans cesse sous les rayons verticaux du soleil tropical. Eh bien, leur tempérament s'est révélé si solide, qu'ils ont, pendant plusieurs générations, résisté victorieusement à tous les miasmes, comme au feu qui tombe du ciel et dévore les natures les mieux trempées. Non seulement ils ont vécu, mais ils sont restés vigoureux, mais leur progéniture n'a pas dégénéré.

La position actuelle du nègre et de ses mélanges collatéraux dans le pays est marquée d'un caractère tout spécial. Au-dessus d'eux plane ce mauvais souvenir, ce cauchemar, l'esclavage ; esclavage qui n'existe plus depuis un quart de siècle, mais dont le souvenir semble ne pouvoir pas plus dispa- raître que la teinte de leur épiderme. Ils disent si souvent qu'ils sont libres, qu'on sent chez eux la sourde colère contre un passé qui a été racheté, mais que rien ne peut effacer. Le nègre a de bonnes qualités. Sa char- ))ente solide, ses muscles puissants, font de lui, à côté du créole souvent chétif, un véritable géant; mais il ne fait pas apqel à sa force; il a vu pendant tant de siècles que le far niente était le privilège des libres, que, libre, il veut en jouir.

C'est ainsi qu'il reste pauvre, qu'il gémit de sa misère, et la misère, mauvaise conseillère, étouffe le bon germe de ses facultés morales; cepen- dant, voleur ou même assassin, on remarque chez lui ce je ne sais quoi qui rend l'homme sympathique, par l'aveu et le regret du méfait, et, jus-

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qu^à un certain point, par la hardiesse souvent chevaleresque qu'il met au service des plus mauvaises causes.

La principale préoccupation de la négresse du Pérou consiste à décolorer le plus possible sa progéniture. Rien de plus rare aujourd'hui que de voir des négresses accepter des nègres pour maris ou pour amants. Aussi la race pure disparaît-elle rapidement, et le nombre des mulâtres, cuarterons et trigenios, va-t-il toujours en augmentant. Dans ces mélanges, la race blanche apporte les vices qui ont présidé à la procréation, et renfant de cette union perd les qualités incontestables de la loyauté primitive des noirs. Le mulâtre, méprisé du blanc, hait le nègre, et de cette haine et de ce mépris se forme un caractère douteux, fait de sotte vanité, d'or- gueil ridicule, de prétentions hidalguesques, d'appétits grossiers, qui le rendent mal disposé au travail, incapable d'une allure droite. Il est à la fois violent dans ses conceptions et hésitant dans ses actes; en somme, peu sympathique aux uns et aux autres et antipathique à lui-même. Ces qualités et ces défauts s'amoindrissent avec ta prédominance d'un principe blanc ou noir, dans le sang du produit. Le cuarteron vaut moralement mieux que le mulâtre, le trigenio mieux que le cuarteron, et ainsi de suite. Depuis quelques années les haines des noirs s'adoucissent. Ils ne sont plus les parias du pays, et, douce satisfaction, on leur a substitué un autre paria, le Chinois. Par un sentiment plus explicable que sympathique, ils s'en- orgueillissent de dépasser le niveau infime ils voient grouiller le coolie, et, dès qu'une infusion suffisante de sang blanc a rapproché leur teint de celui des anciens maîtres, ils regardent du haut de leur gran- deur si chèrement conquise le malheureux qui les a remplacés dans l'op- probre et le servage.

L'entrée du Chinois au Pérou s'est effectuée dans de telles conditions, qu'on n'aurait certes pu se douter des conséquences de cette migration d'un genre nouveau : migration de coolies, c'est-à-dire de gens qui profitent de leur liberté pour en signer l'abdication. La portée de l'introduction de ce nouvel élément dans la société hispano-américaine, qui ne se mani- feste qu'au fur et à mesure de la libération de ces esclaves à terme, s'explique par le caractère de la race, la froideur absolue de son tempéra- ment, la ténacité calme et victorieuse de ses efforts, son amour du travail, son entente des affaires, son mépris des titres, son maintien continu dans la sphère étroite, mais féconde, d'une activité industrielle ou commerciale.

On oublie Thistorique de la migration passive des Chinois au Pérou.

C'était en 1854. Le grand maréchal Castilla, personnage déjà populaire, aspirait à la présidence de la république péruvienne. Il avait dans les

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54 PÉROU ET BOLIVIE.

veines quelques goulles de' sang noir et de sang indien, eomme l'indique du reste sa figure originale, légèrement bronzée et dépourvue de barbe (il possédait à peine quelques rares poils sur la lèvre supérieure). Ce militaire, lié par le sang aux deux races opprimées, les nègres et les Indiens, leur promit rindépendance comme don de joyeux avènement à la présidence. Les premiers, esclaves, seraient libérés ; les autres, assujettis depuis la conquête à une contribution directe et personnelle, en seraient exemptés à tout jamais.

Sous la pression de l'opinion populaire, fière de cette application radicale des principes de 1 789, l'élection de Castilla se fît au milieu de coups de fusil, et le lendemain de son avènement le nouveau président tenait sa parole.

Le surlendemain, la réflexion fit comprendre que cet acte supprimait toute la main-d'œuvre dans un pays agricole et minier : c'était la ruine^ le blanc étant incapable de travailler le sol sous cette latitude, le noir^ et l'Indien* ne travaillant que lorsqu'ils y sont forcés matériellement.

C'est alors que, contraint de trouver à tout prix des ouvriers, on alla chercher les coolies chinois.

Oj', de l'esclavage au coolisme, le progrès théorique parait indiscutable, mais, pratiquement, un mouvement rétrograde se manifeste tant au point de vue humanitaire que social.

Le nègre était esclave à vie, lui et sa descendance ; le coolie ne l'est que pour un temps déterminé. Biais cet avantage est contre-balancé par un fait indéniable : le nouveau système supprime le seul gage que l'on possédait contre la cruauté des maîtres et Tabus de leur autorité. Ce gage était l'intérêt de prolonger des existences utiles, de ne pas affaiblir par des excès de travail des constitutions reproduisant un capital considé- rable. Ce calcul, hideux peut-être, était logique et constituait une garantie en faveur de la race noire. Avec les coolies, cette garantie disparaît : que le Chinois résiste à la tache pendant huit ans, voilà tout ce que demande

1. L*eipérienc(3 a prouvé que le nègre libéré du Pérou, 8*adoDnant h tous les vices qu^engendre ia paresse, dispar.it^suil a\cc une rapidité incroyable. En 1855 on comptait quarante-cinq raille escla- ves, le dei-nier recensement accuse à peine buit mille noirs. Vingt ans ont suffi pour anéantir les quatre cinquièmes de cette population.

2. L'Indien, qui ne paie plus de tribut, a, pour ainsi dire, perdu la dernière raison de travailler. Il est presque sans besoins. La teiTe lui donne, pour quelques jours de travail par an, la pomme de terre et le maïs, qui forment la majeure partie de sa nourriture. L'Indienne tisse ses vêlements, rindien file en mâchant la coca. Il fallait un motif péremptoire comme l'était le tribut (environ 30 francs par an) pour obtenir de lui une activité réelle. Il ne fait rien produire au pays qu'il occupe, il n*a qu'une industrie insignifiante et n'est nullement commerçant.

LIMA. 55

rintérêt. Et que ces huit ans se prolongent au delà de leur limite légale, si faire se peut, par des comptes fantastiques d*outils brisés, de vêtements usés, etc., voilà la principale préoccupation de celui qui achète et emploie le coolie. La statistique prouve qu'un tiers à peine de ces hommes arrive à la fin du contrat, le reste succombe ; proportion effrayante de mortalité qui condamne absolument le système. En se rappelant que sur deux cent mille Chinois importés cinq mille libérés à peine vivent actuellement au Pérou, on comprendra Tabîme se débat cette partie déshéritée de l'hu- manité.

Et maintenant, comparons le sort de Tesclave et du coolie, et nous ver- rons que le nègre était plus heureux et plus utile que 'ne l'est aujour- d'hui le Chinois.

Le premier s'était acclimaté depuis des siècles, et par une disposition na- turelle il s'était souvent sincèrement attaché à ses maîtres. Dans les rap- ports de patron à esclave, il y avait quelque chose de patriarcal, rien moins que sympathique, mais moins répugnant que ce qui peut exister au- jourd'hui. Le nègre était relativement heureux : une cabane, une banane et un cœur. En ajoutant du tabac et un peu de rhum on^avait créé son paradis terrestre. Il avait sa compagne et ses enfants au milieu desquels il venait se reposer de son dur labeur dans une maisonnette qui passait pour sienne.

Le Chinois quitte son pays et, par une triste mystification, signe un enga- gement de huit ans pendant lesquels il est à la disposition absolue d'un maître. Les stipulations de solde sont illusoires. Les hacendados paient gé- néralement les coolies en vêtements, en nourriture, comptés à des prix fantaisistes. Le gouvernement du Céleste-Empire empêche l'exportation des Chinoises, le coolie n'a donc pas de compagne. Parqué comme du bétail, il vit dans les galponeSj sorte d'immenses enceintes, sous la menace du fouet et du revolver. Quelque malheureux qu'il ait été dans son pays, il est impossible qu'il ait même rêvé l'effroyable misère qui l'attend dans la ser- vitude péruvienne. Aussi redoute-t-on leChinois, qui n*a remplacé ni l'In- dien ni le nègre. Les maîtres d'aujourd'hui sentent vaguement un danger près de fondre sur eux.

Rien de plus naturel. Yoilà cinquante à soixante mille hommes sans fem- mes, esclaves tenus en bride par cinq à six pour cent de gardes. Tremblant à la fois de peur et de colère, les coolies n'ont rien à perdre et tout à gagner,. Que de rages se développent ainsi, que de haines croissent et montent, que d*appétits se développent !

Les hommes qui ne sont pas modérés par la femme, qui sont pervertis par

36 PÉROU ET BOLIVIE.

le vice, qui sont excilës par le ressentiment, peuvent tout d'un coup se tratis- former en une armée redoutable, et le jour ils prennent les armes la victoire est à eux. A côté de cette menace brulale suspendue sur le Pérou, . une aufre question non moins inquiétante commence à préoccuper Tobser- vateur. que l'on jette le regard sur la côle, on voit le Chinois : dans les entreprises agricoles, nous l'avons dil, il représente la main-d'œuvre, et dans les villes nous le retrouvons encore toujours et partout : coolie, il est domestique et cuisinier; libéré, il est hôtelier, restaurateur, négociant en détail et en gros, et, depuis peu, même médecin. Il s'est infiltré dans cette société hispano-américaine, et il ne s'est nulle part assimilé, ce qui lui {jermet de se retrouver à tout instant.

On se sert de lui, on le recherche et on a pour lui l'indifférence qu'on aurait pour une chose, indifférence qui s'appelle mépris lorsqu'elle s'ap- plique à l'homme.

Or le Chinois, ce nous .semble, dominera un jour ce monde qui dès main- tenant dépend de lui. Maintenant déjà les quelques libérés font une concur- rence incontestable, non seulement aux indigènes, mais aux Européens mêmes. Ils sont indispensables, et par ils sont les maîtres, malgré leur humilité.

Ce monde chinois intercalé dans la société liménienne est curieux à étu- dier; quelques exemples suffiront pour faire bien saisir sa situation ac- tuelle. Nous ne ferons pas le tour des magasins des Asiaticos. Constatons seulement que ces boutiques sont très recherchées, parce que les mar- chandises sont bonnes et les vendeurs relativement honnêtes.

Suivons plutôt pour un instant les Chinois au milieu de la société de leui^ anciens maîtres ; nous les retrouverons souvent à leur chevet ; ils visitent et examinent les malades toujours à deux ; à la suite de cette consultation, ils ordonnent le traitement.

Notez ceci : lorsqu'un médecin européen arrive au Pérou, après avoir été reçu à la faculté de Paris ou de Londres, on ne lui permet de pratiquer à Lima qu'à la condition de passer à nouveau ses examens devant les pro- fesseurs de la faculté de médecine de la capitale. Et, tout en assujettissant les savants de l'Europe à cette formalité rien moins qu'agréable, l'État et le corps médical tolèrent l'exercice de la médecine par les Chinois, et la société l'encourage.

ces docteurs ont-ils appris leur science? Quelle garantie viennent- ils offrir à ceux qui sont appelés à veiller sur l'hygiène publique? On ne s'est pas plus inquiété de leurs titres qu'on ne s'inquiète des drogues qu'ils administi'ent. On se loue d'eux, on trouve qu'ils guérissent bien, on croit à eux, et, dans un pays croyant, cela suffit.

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Ils donnent contre le mal de tête de l'huile essentielle de menthe dont on se frotte le front ; ce remède est appliqué pour toutes sortes de maux, et il paraît que les malades ne s'en portent pas plus mal.

Singulière inconséquence! A quoi sert toute la faculté de Lima, qui coûte tant d'argent à l'État? A quoi sert pour la jeunesse studieuse de passer des années dans les amphithéâtres? Pour que des savants, terrassiers, portefaix, chauffeurs d'hier, soignent, semblables aux charlatans de nos foires, aux empiriques en chambre, ceux qui pourtant aiment la vie et n'ont aucune raison pour la compromettre par des expériences hasardeuses.

Heureusement on jouit généralement d'une bonne santé à Lima. Lors- qu'on a payé son tribut au climat par quelques accès de fièvre tierce, la maladie est chose rare.

Aussi le Liménien s'amuse-t-il chez lui. Les taureaux, les funam- bules, les chanteurs italiens et les comiques français, occupent et préoc- cupent les habitants. On danse depuis la valse jusqu'à la chilenaj le baile de tierra et la zamacueca; on fête le carnaval dont les derniers éclats transforment la ville entière en une immense maison de fous. Tout le monde se met de la partie, depuis le président de la république jusqu'au mendiant. Tout le monde se connaît; les rues n'ont plus de décence, les maisons plus de verrous. On s'asperge d'eau, on se jetle à la tête des con- fetti et môme des œufs, on fait tout et le reste pour donner une raison d'être au mercredi des Cendres. Ce jour-15, avec la facilité et la mobilité des tem- péraments créoles, on voit se produire une métamorphose subile et, lorsque le dernier rire s'est perdu dans la nuit du mardi gras, les figures si joyeuses de la veille reprennent leur air grave, recueilli et presque sombre. On s'est laissé glisser gaîment vers l'enfer, et les joyeux pécheurs chargent, à jour fixe, les prêtres de les hisser sur le sentier qui mène au ciel.

Et maintenant que nous connaissons bima dans son aspect pittoresque, avec son allure cosmopolite et originale, avec ses emprunts multiples faits à tant d'âges et à tant de sociétés diverses ; maintenant que nous avons décrit ses mœure et indiqué leurs raisons d'être historiques, jetons un dernier regard sur cette ville des contrastes, avec ses hommes du monde et ses hommes du peuple séparés par un abîme infranchissable.

Rappelons-nous cette société nous ne trouvons pas les transitions lentes que nous pouvons constater dans le monde européen, avec son échelle sociale pourvue d'un nombre infini de gradins, tous occupés.

Dans le monde péruvien, qu'on peut si bien étudier à Lima, il n'existe que le premier et le dernier échelon : il semble que les autres manquent absolument.

40 PÉROU ET BOLIVIE.

Cet état de choses n'offre guère de stabilité, on dirait une balance sen* sible dont le moindi*e poids fait mouvoir les plateaux. Ainsi s'expliquent les révolutions périodiques si fréquentes et si terribles qui affligent cette ville. À notre sens, il sera difficile de remédier d'ici longtemps à ce vice de constitution : d'un côté, le savoir et l'argent ; de l'autre, l'ignorance ab- solue et la pauvreté.

Lorsque le peuple se réveille, c'est le déchaînement du vice, des appétits les plus grossiers, des convoitises les moins raisonnées, et ce qui, dans d'autres conditions, pourrait engendrer le progrès, ne peut entraîner, au Pérou, que la perte du pays.

Or, chose curieuse, le pays semble constitué comme la société; les tran- sitions y manquent. Le littoral le plus plat s'étend à côté de l'intérieur le plus accidenté du monde. Sur la côte, la stérilité affreuse s'étale auprès de l'oasis la plus fertile, et pour citer un exemple bien frappant, aux portes mêmes de cette ville civilisée, élégante, qui peut faire oublier l'Europe, ap- paraît un désert nu et monotone.

Cependant cette région, qu'en 1540 le conquistador du Pérou, Francisco Pizarro, choisit pour y fonder la ciudad de los BeyeSy aujourd'hui Lima^ avait été, dès longtemps, un centre de civilisation autochthone. Parcourez la vallée au nord de Lima jusqu'à la baie d'Ancon ; la plaine qui, à l'ouest, sépare la capitale de son port, le Caliao ; les sables isolant Mira- flores, Chorillos, d'un côté de Lima, et de l'autre du bord du rio de Lurin et de Pachacamac; suivez à l'est de la capitale les bords du Rimac, qui descend des versants de la Cordillère et roule ses eaux torrentielles dans le Pacifique, et vous pourrez constater que toute celte contrée est couverte de souvenirs anciens. Entre les hameaux modernes, au milieu des champs cultivés par le Péruvien du dix-neuvième siècle, s'élèvent les profils terreux de ruines, de temples, de palais,- de forts, de monuments funéraires, de travaux de terrassement et d'ouvrages d'irrigation, œuvres des indigènes de l'époque qui a précédé la conquêle.

Ces travaux antiques sont fort nombreux ; à peine perd-on de vue l'un d'eux, qu'un autre paraît à l'horizon; souvent même des surfaces considé- rables en sont jonchées. Ajoutons que d'immenses nécropoles, recouvertes d'un linceul de sable, abritent, sous le sol, des milliers de momies enter- rées au milieu du menu mobilier de l'antique intérieur, et l'on comprendra quel vaste champ de recherches s'ouvre devant l'explorateur dans cette région les temps modernes offrent mille facilités, mille ressources pour sonder l'œuvre des temps qui ne sont plus.

EXCURSIONS AUTOUR DE LIMA. 4t

III

Excursions autour de lima. Aacon. La marine française et nos fouilles à Ancon. Fouilles dans les propriétés de MH. Tenaud et Althans.

A Lima, M. le comlc Ludovic d'Aubigny, secrétaire à la légation de France*, m'introduisit très gracieusement chez les principaux collection- neurs d'antiquités nationales : M. le docteur Macedo et M. Miceno Espan- loso; je visitai l'admirable musée de M. Antonio Raimondi. Partout je vis des objets d' Ancon. Je remarquai bientôt que cet endroit défrayait la con- versation dès qu'elle s'élevait dans les domaines de la science.

Un de nos compatriotes, archéologue d'aventure, se distinguait particu- lièrement par les théories surprenantes dont il inondait la société savante de Lima à propos d'Ancon, en lançant avec un sérieux imperturbable des axiomes comme celui-ci :

Ancon et Ghancay (petite ville à 4 lieues au nord d'Ancon) rappellent sur les bords est du Pacifique Hongkong, et Shanghaï sur les bords ouest! Ces analogies de noms séduisent le populaire : aussi se préoccupait-on peu dans ces théories étonnanles qu 'Ancon est un mot espagnol signifiant baie, qu'il y a quatre ou cinq hameaux appelés Ghancay dans Tinlérieur du Pé- rou^, que Hongkong existe seulement depuis la guerre d'opium.

* M. M. de Yemouillet, ministre de France au Pérou, retourna à Paris peu de mois après mon arriTée à Lima ; il fut remplacé par M. d'Aubigny comme chargé d'affaires. Pendant tout le temps que durèrent mes pérégrinations à travers Fintérieur, M. d'Aubigny n*a cessé de me prodiguer les marques de la plus bienveillante amitié. Les lettres de recommandation de l'autorité centrale, les ordres pour les autorités locales, il me les procura avec une sollicitude des plus gracieuses. H fit mieux que tout cela. Il m'écrivit à plusieurs reprises, et son gurmrn corda^ ses souvenirs affectueux, ont été pour moi un encouragement au milieu de l'isolement dans lequel je me suis trouvé pen- dant plus d'une année. Je ne puis mieux remercier M. d'Aubigny de la sympathie qu'il m'a con- tinuellement témoignée qu'en souhaitant, dans l'intérêt de la science française, que tous les chargés de missions scientifiques soient soutenus comme je l'ai été par lui et grâce ä lui.

* Cette théorie est d'autant plus curieuse que la ville de Ghancay n'a été fondée qu'en 1563, à 14 lieues au nord de Lima, par ordre du comte de Nieve qui en voulut faire le siège de l'université, ce qui n*eut pas lieu (voy. Cosme Bueno, Ephemeride del año 1764). Vingt-trois ans plus tard, S. Perez de Torres cite la jeune cité qu'il traverse en se rendant de Huarmey à Lima. Ajoutonâ, à ce propos, les renseignements suivants : dans le voyage de D. Jorje Juan et D. Antonio de UUoa, 1740, on trouve dans les observations astronomiques du premier la latitude enH>née de 11* 52' 55'.

42. PÉROU ET BOLIVIE.

Un jour M. Quesnel, honorable négociant à Lima, trouva près d'Ancon un beau vase en verre de la renaissance italienne; cet objet avait été très certainement donné à sa belle indienne par quelque conquistador amou* reux. Aussitôt de nouvelles théories virent le jour sur le pays d'Ophir et sur les migrations phéjiicienneSy les races rouges en Amérique.

Je ne saurais relater ici les fantaisies qui, avec des prétentions scientifi- ques, ont vu le jour sur Ancon.

J'éprouvai le vif désir de voir par moi-même cette nécropole dont on parlait tant. Je fis cette première excureion en compagnie de M. Duplessis, attaché à notre légation de Lima. Au lieu d'aller à Ancon par le chemin de fer, nous prîmes des chevaux et passâmes à la droite du chemin dans la chaîne de collines qui s'étend depuis Infantas et Tambuinga* jus- qu'à un kilomètre de la plage.

Nous trouvâmes sur notre roule beaucoup de vestiges anciens, des mure qui dépassaient les sables de 50 à 50 centimètres, et notamment les traces d'un mur de circonvallation qui avait été élevé sur la crête des collines, en- fermant ainsi la plage d'Ancon dans une sorte d'amphithéâtre.

Nous passâmes, près de ce rempart, une mauvaise nuit. Sans guide, et croyant que nous arriverions à bon port en une journée, nous ne nous étions munis ni de couverlures ni de provisions. Aussi, sans abri et l'es- tomac creux, nous eûmes à surveiller les bètes à tour de rôle, et ce n'est que le lendemain soir que nous atteignîmes, très fatigués, le but du voyage.

La descente des collmes est assez difficile, et, n'eût été le magnifique spec- tacle de cette mer, toujours et partout belle et vivante, nous nous serions laissés aller à l'impression d'un pénible désenchantement. Ancon présente l'aspect morne de tout désert ; le sable incolore couvi'e comme un lin- ceul la nécrppole antique.

La petite ville moderne, autrefois un hameau de pêcheurs, était de- venue, depuis un caprice à la Louis XIY du président Balta, le Vereailles de Lima. Aussi n'y a-t-il pas plus de différence entre Ancon et Versailles qu'il n'y en avait entre le « grand roi » et le colonel péruvien.

Les maisons de cette ville de plaisance sont en bois, les trottoirs en planches; dans la chapelle, on moud les chants sacrés sur un orgue de har-

celle que donne la relalion de voyage d'Ulloa est plus exacte : il* 33' 47'. Ces auteurs parlent de Chancay comme d*un pays fertile produisant beaucoup de mais. Il en est encore ainsi aïK jourd'hui ; toute cette conti'ée jusqu'à Huaura est fameuse pour sa bière de maïs (chicha).

' In&ntas et Tambuinga, propriétés de MM. Jules Tenaud et Âlthaus. Tambuinga est évidem- ment la prononciation viciée de Tambo-Inca, maison de Tlnca.

ANCON. 45

barie; le marché est en fouie, quatre fois plus grand et cent fois plus beau que la villa présidentielle; il n'a qu'un défaut, celui de n'avoir ja- mais servi de rien à pereonne; ce qui est dommage, car il doit avoir coûté beaucoup d'argent aux contribuables. Le chemin de fer qui passe par suit le bord de la mer jusqu'à Chancay, à 8 lieues de Lima. En coupant une dune qui se trouvait dans le tracé des ingénieurs, les terrassiers mirent au jour quelques lombes des anciens Indiens.

I^s descendants des conquistadores sont toujours restés fouilleurs, ils révent volontiers trésors cachés et lingots d'or. Ils poursuivirent le filon découvert par hasard, et, en peu de temps, il se trouva à Ancon une véri- table colonie de chercheurs.

Lorsqu'en 1876 j'arrivai sur les lieux, plus d'un millier de tombes avaient été exploitées, et les collections, à Lima, comptaient d'innombra- bles objets de cette provenance.

Des propriétaires de cette ville, comme MM. Larafiaga, Quesnel et d'autres, passent, à défaut de cafés ou de casinos, leurs dimanches sur le champ de fouilles.

Rien de plus répugnant que l'aspect de cette nécropole : dos centaines de lambeaux de momies, ici une jambe, un bras, un thorax, une tête couverte de cheveux, une mâchoire; et ces débris humains, les uns assez bien conservés, les autres jaunis, d'autres encore à l'état de sque- lettes blanchis au bord des fosses béantes, sont jonchés au milieu de la poterie cassée ; plus loin des linceuls déchirés et des vêtements pourris : quel tableau repoussant !

On a beau n'avoir aucun préjugé, venir d'une société qui, dans des salons dorés, parle bataille, archéologie, anatomie et scènes de la Morgue, il est impossible de se défendre d'un mouvement de dégoût et d'horreur quand, pour la première fois, on se trouve placé ainsi en face d'une réalité plus hideuse qu'intéressante.

Cependant j'étais venu au Pérou pour faire des recherches archéologiques, je devais donc entreprendre des fouilles j'avais des chances de ren- contrer quelque document précieux pour l'histoire du passé de ces régions. Je louai six ouvriers et, dès le lendemain de mon arrivée, nous nous mimes à la besogne. On se sert de sondes pour découvrir les tombes. Lorsque Tinslrument rencontre de la résistance, on n'a qu'à quitter l'en- droit; lorsqu'il pénètre facilement dans le terrain, on se trouve, selon toute probabilité, au-dessus d'une sépulture.

Le premier jour nous mîmes trois puits funéraires à découvert.

Les fouilles sont un jeu de hasard, et, en dehors des préoccupations

PËROU ET BOLIVIE,

scienlifiqucs, elles font éprouver à ceux qui s'y adonnenl des émotions sin- gulièrement violentes.

Lorsque le sable qui remplit la tombe se déblaie, lorsque le sac conte- nant la momie apparaît, lorsqu'on rénconlre le crâne jauni du mort, on esl

Cojpc d'une tombe {huaca), i Ancou.

saisi d'une sorte de lièvre. Que de fois le fouilleur saule dans la fosse ; que de fois il gratte de ses ongles le sol dans lequel des vases, des armes ou des momies, sont pour ainsi dire incrustés; que de fois, sous le soleil d'été des tropiques, aveuglé par des nuées de sable mouvant et asphyxié par

les odeurs ammoniacales des momies, il passe des journées à celte triste besogne I Le novice se fait vile à ce lugubre milieu, et le viol dont ces sôpui-

1

Faulide* CD bois Kulpté et en Icrrc CDÎtc, Irouvéo duii Ici huacai, à Aneon. (Réduction de nnitif .]

tures sont l'objet lui devient bienlât indifférent, si indiflcreni, que plus tard il lui faut des efforts de mémoire pour bien se rappeler ses premiÈrcs

DcDlelk brocbde, trouvée à Aneon. (Réduelton 1 \a maillé.)

impressions à l'aspect de ces nécropoles, impressions non seulement mo- difiées par la suite,. mais complètement effacées, comme si elles n'avaient jamais existé. Hus premières fouitles durèrent six jours; la forte somme

46 PÉROU ET BOLIVIE.

que j'avais dépensée pendanl cette semaine me fit paraître nécessaire d'ar- rêter ces travaux et de m'en retourner à Lima.

A ce moment, le contre-amiral Périgot, commandant la flotte française des mers du Sud, se trouva à l'ancre au Callao, portant son pavillon sur un admirable cuirassé de seconde classe, le La Galii$onntère.

Le Dayot, le Voila, avisos, et le Seignelay, croiseur, étaient réunis dans )c même port. Nos jeunes ollicicrs de marine, qui promenaient leurs bril- lants uniformes dans les rues de Lima et s'y faisaient remarquer autant

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par leur élégance que par leur bonne bumeur intarissable, m'accueillirent très cordialement et m'entraînèrent dans leur joyeuse compagnie. Je leur racontai les résultats de mes premières fouilles et les regrets que j'éprou- vais d'avoir les cesser si tôt, faute de ressources. Ils furent tous d'accoixl pour m'engager à entretenir l'amiral de la situation dans laquelle je me trouvais. L'amiral, fort bienveillant, me prêterait sans doute des hom- mes, et il y aurait ainsi moyen de continuer les travaux interrompus.

J'hésitai tout d'abord à faire cette démarche ; je me rendis pourtant à bord et j'y fus revu très gracieusement par l'amiral Périgot, qui prit le

plus vir întëi-ét à mes ti-avaui, m'iulerrogea sur les fouilles que j'avais déjà accomplies et sur celles qu'on pourrait encore faire utilement. Enhardi par sa bienveillance, je lui exposai ma situation financière, l'en- nui qui en résultait pour ma mission, le dommage que cet état de choses portait aux collections françaises. Je lui racontai les résultats remar- quables que les savants allemands MM. Reiss et Slübel avaient obtenus

Poncko IrouTé 1 Aucoa. iRfduclion

pendant leur belle mission dans l'Equateur et au Pérou. Je lui citai notamment la richesse des collei:tions qu'ils avaient recueillies à Ancon même, collections destinées à des musées allemands auxquels M. Bastian, président de la Société de géographie de Berlin, avait également procuré des objets archéologiques fort remarquables, obtenus par des achats ou des dons pendant une promenade archéologique effectuée sur la cdtc du Pérou peu de semaines avant mon arrivée. Je lui montrai toutes ces

48 PÉROU ET BOLIVIE.

richesses au delà du Rhin et nos musées dépourvus de ces spécimens curieux du passé américain.

« Voulez-vous des marins pour continuer vos fouilles? me dit le chef de

noire escadre.

Oui, mon amiral.

Eh bien, apportez-moi un ordre du ministère de gobierno déclarant que nos marins ne seront importunés par personne à terre, et nous irons à Ancon; vous aurez des hommes et vous continuerez vos fouilles. »

Deux jours après, j'étais de retour à bord, muni d'un ordre signé du ministre de gobierno^ et, quelques heures plus tard, toute Tescadre fit voile pour Ancon. L'état-major entier avait accueilli avec une bonne volonlé charmante cette station archéologique. On me promit un concours efficace ; et l'amiral voulut bien choisir parmi cette élite de notre armée une élite encore, qui devait faire avec moi la fatigante corvée.

La baie d'Ancon n'avait pas été sondée depuis longtemps. Les officiers hydrographes allaient la relever à nouveau, de sorte que toute celle excur- sion avait un caractère scientiûque.

Le lendemain de notre arrivée à quatre heures et demie du matin je par- lis à terre avec une chaloupe et vingt hommes.

Nous étions encore en été, le soleil était brûlant, et le métier, je l'ai déjà dit, vraiment effroyable. Nous revînmes le soir, vers six heures, exté- nués de fatigue et chargés de nos trouvailles; pendant douze jours, nous continuâmes ainsi sans trêve ni répit.

liC docteur Manceau et le lieutenant de vaisseau Pujot étaient mes compa- gnons infatigables. \u milieu de cette besogne sans nom je ne pus m'empê- cher de rester comme stupéfait de la valeur et du dévouement de nos hommes et particulièrement d'un quartier-maître du nom de Fahlin. Ces braves étaient comme moi, comme les officiers du bord, pris d'un enlhou- siasme qui leur fit supporter la chaleur, la poussière, l'odeur asphyxiante, tout enfin, avec une sorte de joie âpre. Lorsqu'on meltait un tombeau à découvert, c'étaient des cris de satisfaction, je dirais presque de triomphe; et les pelletées de terre volaient hors du puits, et le caveau se creusait et le sable s'amoncelait en bastion au liord de la fosse, et les momies apparais- saient et venaient se ranger en ligne au milieu des débris de leur industrie.

Le cinquième jour nous entreprîmes le déblaiement d'un tombeau énorme dont les murs d'enceinte rapidement rais à découvert nous laissèrent voir un quadrilatère de 2 mètres de long sur 6 mètres de large.

Nous eûmes tout d'abord beaucoup de peine à pénétrer dans l'intcrieur. Recouverte de grosses poutres maintenues par de la caña brava, la toiture

résista longtemps à nos inslnimenls, et il nous fallut de grands efforts pour, la démolir. Au bout de deux jours, nous étions à 6 mètrœ au-dessous dü> toit et à 9 mètres au-dessous du niveau de la .dune. Nous n'avions en- core trouvé aucune momie, aucun menu objet d'antiquité. Ce jour-là, nous rentrâmes à bord découragés; nous commençâmes à craindre que le caveau' n'eût pas reçu les corps auxquels il avait été destine. Cependant le Icnde-' main je fis recommencer le travail, donnant aux hommes le courage el l'espoir que je perdais un peu pour mon compte.

Ajoutez h cela le scepticisme qui s'emparait de tous autour de nous. Les ofûciers de l'escadre qui nous avaient fait visite dans le courant du

Cnae-tJte en Fragment de

gnmil, nunche poiofon en bals de -- -'■ '" '"x incrustai

OwCTs THOcrfa

la matinée s'en étaient allés en haussant les épaules après avoir jeté un regard de curiosité dédaigneuse dans le trou béant. Vers midi l'amiral vint à son tour. Nous ayions aloi-s extrait du puits plus de 620 mètres cubes de terre, nous étions à 11 mètres au-dessous du niveau.

Il m'adressa quelques paroles d'encouragement, mais je compris qu'il n'augurait pas bien de ce grand effort. Je ne désespérai pas; les murs d'en- ceinte étaient en bon état, il me parut impossible que cet imposant mau- solée eût été terminé sans être utilisé. A la On, la nervosité générale me gagnait comme les autres. Les hommes étaient méconnaissables ; nous étions tous noirs de la poussière qui se mêlait à la sueur. Vers trois heures appa-* raisscnt quelques lambeaux d'étolfe. On reprend avec verve, l'activité rc-

50 PÉROU PT BOLIVIE.

double : e*est de racharnement. Bienlô^^à la terre se mêlent des fragmetits d'os humains. Aloi^ on jette pelles et pioches; c'est avec les mains qu*on déblaie et que Ton creuse. Vers six heures, nous^ abordons à rescalierdu La Galissonnière rapportant treize vases admirables, onze feuilles de coca en argent, deux feuilles en or et trois grands vases en or, pesant près d'un kilogramme, travail d'orfèvrerie d'une technique renpiarquable ; un. des vases est couvert de dessins en repoussé.

On nous entoure, on nous félicite. L'amiral me serre les main$ avec cordialité. Je le remercie au nom de cette science à peine connue, de cette histoire qui manque de documents, de cette race inconnue et méconnue. Il souriait un peu de mon enthousiasme qu'il sentit pourtant être sincère et me dit avec cette franche et loyale bonhomie qui lui seyait si bien : a Eh bien, quoi ! c'est à recommencer à la première occasion. »

Deux jours plus tard, l'amiral fit voile pour San Francisco, mais il eut la bonté de laisser le Dayot en rade à Ancon, et les fouilles continuèrent avec l'équipage de cet aviso pendant cinq jours Nous fûmes continuelle- ment heureux et, lorsque nous revînmes au Callao, nous n'avions pas moins de quatorze caisses remplies d'objets curieux qui s'en allèrent à Talti, à bord du Limiery d'où ils sont venus en France par la Loire. Depuis lors l'intérêt que Ancon avait excité à Lima s'est un peu emparé des savants français, de sorte qu'il ne sera pas inutile de dire deux mots à ce propos.

On parle des mines (T Ancon ^ mais le terme de ruines présente au lec^ leur une foule d'idées que ne justifie nullement ce point archéologique. Il n'y existe pas un pan de mur dépassant le niveau du sol ; c'est un cimetière souterrain. En fouillant avec les hommes du La Galissonnière nous mîmes à découvert des murs qui ne font certainement pas partie des mausolées, mais qui semblent avoir été des murs de soutènement de dunes destinées à rece- voir des morts. 11 n'y a donc d'autres vestiges que des sépultures, et, celles-ci ëlant intactes, Ancon doit être considéré seulement comme une nécropole\

Dans ces derniers temps, beaucoup d'hommes se sont attribué la découverte et Tcxploitation archéologique de ce point. U est utile d'opposer à ces prétentions un simple exposé historique con- cernant ce point. Ancon (el Ancon et même parfois el Lançon) fut découvert, ou plutôt reconnu et exploré la première fois en 1533 par les émissaires de Pizarro, qui, après s'être emparés du temple •de Pacbacamac et Tavoir pillé, songèrent k fonder une ville dans cette partie de la région mari- time où venaient aboutir les principaux débouchés de la Cordillère, en même temps que les che- mins de la côte du Pérou septentrional ou bas Pérou (voy. Monletinos).

La navigation n'existait pas alors sur le Pacifique, mais Pizarro entrevoyait déjà le rôle quVlIe devait jouer dans Tavenir, et Tabri formé par Tile de San Lorcnzo en face de Tembouchure de la rivière Rimac lui indiquait le point se trouverait un jour le port principal du royaume hispano- péruvien. La baie du Callao fut donc préférée à celle d'Ancon, plus exactement appelée la baie de Chîllon, au fond de laquelle s'ouvre la vallée de Carabayllo ou de Canla.

Celte Tallée de Ganta ne pénètre point dans le cœur de la Cordillère et Biarrote devant le masttf

INFANTAS ET TAHBUINCA.

2 A iDoilîé chemin enlre AnconetLima notre compatriote, M. Jules Tenaud, possède d'énormes ateliers de sucreries connues sous le nom de haciendas

litta. [RédaeUoa lu ijuirt.)

(RéfluciioDiulicr*.)

Buidciu rronUt en pulle Ireiaie. Fragment do iinecul. [Réduction lu cinquième.)

de Infantas et de Tambuinga. Il m'offrît gracieusement l'hospitalité el

de la Viuda on nœud de Pasco, tandis que la vallée du Rimac conduit presque en ligne droite aiii grandes {nsses qui donnent entrée dans la vallée de Janja el de \i dans loua lea bassins de la Sierra et du bauL PÊTOu. Ces faits décidèrent la fondation de Lima, cl Ancon fut négligé à son proGt.

En arrière du morne d'Ancon, toute la région de la cùte, depiis la rtnère de GhilloD jusqu'à celle de Chancaj, n'est qu'un vaste désert légèrement ondulé de sable; l l'est s'élève l'immense am- phithéâtre des Andes. Les vents agitent incessamment les sables de cette contrée aride, formant parfois en un jour des monticules coniidérables qu'ils elTacent le jour d'après el creusant quelque- p)ii des sillons profonds à travers un sol que les pluies ne viennent jamais fixer en le péuétranl.

De tout temps on a su que ces sables renfermaient de nombreuses sépultures (connues sous la nom. asseï vague de hiuica* de Ckancay), taotét recouvertes d'une épaisse couche d'apports nblonneui, tantét mises ï découvert par quelques tourbillons subits dans l'atmosphère : auasi^ ju<que dans les premières annéeï de ce siècle, ne connaissait-on les sépultures d'Ancon et de Chan- cay que par quelques vases sans prii ou des tissus grossiers que les venls avaient déterrés avec les débris humains épari dans les parties les moins abritées du désert.

Le premier qui j fit des fouilles sérieuses et suivies fut il. Eduardo Uarlano de Rlrero, bien

M PËROD ET BOliriE.

mit quelques Chinois à ma disposition pour découvrir l'iulérieur des huacat^

♦♦(♦*(♦♦

Puuïolci. (riikluctioii de U moitié.)

Bandeau iurdrieur d'un poncho itgc frange. (ftéducUon i It uwitié.)

OnETS inODTtS IMlll LD roDILLES i lünXTAI.

collines lumulaires dont il y avait plusieurs dans ses fermes. Très-heureui

coDDu, saranl hislorien doué du letu ie l'archéologue et de l'an IJqua ire. Son enIrepriM, jugéo d'ibord comme une Mric de bnnde ridicule. Tut récompensée, malgré lout, par plus heureuses routaillcs ; c'est la qu'il découvrit entre autres choses le magnifique manteau en laine oUTragée dont il fil graier ua Cragment dans son bel ourrage publié en collaboration itoc K. de Tschudj

fNFANTA$ ET TAMBQINGA. 53

dans mes travaux, je réunis en ce poïat un nombre considérable d'antiquités.

ËUmeTildellmige

OtlETt raOUv£t Hlifia tu rODlLLES t lürAXTAt.

Les habitants de ces contrées étaient de très-bons tisserands, d'exceU

{intigOedadet Peruanai), el c'est ce même manteau que possido le musée américain du Loutre. C'est aussi ï Aacon, yen h même époque, que furent trouvés {ilusieurs crlnea de forme candi-

64 PÉROU ET BOLIVIE.

lents orfèvres. Les vases que nous avons retirés de sont peu élégants, et la pâte en est grossière. M. Tenaud m^encouragea beaucoup dans mes travaux, auxquels il prit un vif intérêt. Un esprit éclairé, une instruc-

rîstifiue confondus phis tard avec d'autres trouvés à Ica et envoyés sous le nom de crânes incas à II. le professeur Morton, qui en publia une partie dans son ouvrage des Cranta Americana.

Après M. Rivero, quelques archéologues de passage ont fait à leur tour des fouilles assez heureuses, quoique peu importantes, dans diiïerentes parties de la nécropole, suivant que les caprices du vent mettaient tel ou tel point à découvert, mais la grande réputation dWncon comme mine exploitable pour les antiquités péruviennes date, comme nous l'avons dit plus haut, de Fépoque fut con- struit le chemin de fer allant de Lima à Huacho. Nous avons décrit cette fièvre qui s*empara des uns et cette mode que suivirent plusieurs autres. Nous avons dit que les principales collections d'antiquités péruviennes contenaient des séries considérables d'Ancon ; il nous reste à citer des col- lections complètes provenant de cet endroit et datant d'une époque antérieure à 1874.

Deux voyageui^s allemands, MM. Reiss et Stübel, qui ont passé dix ans en Amérique, et que j'avais rencontrés en 1875 à Rio-de-Janeiro, m'avaient raconté qu'ils ont fait des fouilles exceptionnellement heureuses à Ancon, d'où ils ont envoyé le nombre énorme de quarante-huit caisses dans leur pays. Ces caisses se trouvent actuellement à Berlin. M. Quesnel, honorable négociant français à Lima, en a retiré une collection superbe de près de mille pièces dont, sur ma demande, il a généreusement fait don au ministère de Tinstruction publique de France; j'ai eu la satisfaction de rapporter moi- même cette collection. MM. Colville et C* à Lima et au Gallao y avaient fait pratiquer des fouilles considérables dont les résultats ont été envoyés d'abord à Philadelphie ; cette collection se trouve actuellement en vente à Paris chez M. Gi vierge.

Le nombre immense des antiquités trouvées en ce point est la réponse péremptoire k ceux qui disent que cette nécropole appartient à la décadence incasique. Il me semble que l'excellent élat dans lequel se trouvent les tombeaux, et qui a été une des raisons invoquées pour prouver qu'Ancon est de formation récente, n^est certes pas suffisant pour justifier cette assertion. Au contraire, lorsqu'un peuple est dans toute la vigueur de sa foi, dans la pratique fervente de son culte ou seulement de couluines nationales» il met un soin minutieux aux funérailles, aux sépultures; que ce soit la crémation, la momification ou la dessiccation qu'il pratique.

On s'était toujours demandé comment il était possible que cette immense nécropole se trouvât loin de toutes ruines de cités anciennes. Il serait assez curieux de citer les exphcations qui en ont été données pour bien prouver de quelle façon les questions américaines ont été traitées jusqu'à ce jour. On a parlé de villes souterraines, d*autres sont allés jusqu'à parler de la transformation d'une ville antique en nécropole. Sans insister ici sur de pareilles hypothèses, tâchons de donner la raison his- torique de cette immense agglomération de morts loin de tout centre connu de civilisation.

On a remarqué un nombre considérable de momies portant traces de mutilations nombreuses qui avaient été exercées sur les vivants; beaucoup de crânes brisés et de membres cassés. Dans le pays on a appelé la région contenant ces tristes vestiges : le quartier des suppliciés.

L'histoire fournit l'explication de ce fait. Toute cette cote contient non pas les sépultures de suppliciés, mais bien des tombeaux de ceux qui, pendant de longues années, sont tombés dans les guerres, aboutissant d'abord à la puissance des Ghimus sur la côte et, plus tard, à leur chute lers de l'expédition de Tlnca Yupanqui. Une armée en campagne n'élève pas de monuments, voilà pourquoi nous ne trouvons point de ruines à Ancon. Mais un peuple qui a le culte des morts ob- servera toujours les soins de la sépulture. Telle est la raison qui justifie l'existence d'une immense nécropole. En terminant, je dois dire que Ancon ne mérite certainement pas au point de vue scien- tifique le bruit qui s'est fait autour de son nom. C'est un endroit intéressant, facile à explorer, un champ d'exploitation archéologique utile pour nos musées, mais il y a cent points au Pérou qui jettent sur l'antique histoire de ces régions une lumière tout autrement vive. Car les tombeaux de ces arenales entre Lima et Huacho sont d'un caractère peu frappant et très égal ; ils appartiennent tous à la catégorie des tombeaux souterrains affectant la forme de cases rondes ou carrées, l'expression la plus simple de Farchitccture péruvienne.

En ce point nous avons retrouvé en deux fois, d'abord pendant six jours de fouilles avec six

IRFANTAS ET TàilBUINGA.. &&

tion solide, un enlhoosiasme nalif, sont cbez lui les leviers d'une activité multiple et dévorante que féconde une grande fortune. C'est un des rares Français qui, au Pérou, ne se sont pas démonétisés.

Iiomiiies, puû en douie jours de fouilles^ avec des équipes de liogl liommes du La Galiumniirt et du Dayol :

Sculpture en pierre. Morliers grossièrement IraTaillê», granil, modèle» semblable», 6. Pierres de fronde, iraraillées, arec incision, une de ces pierres percée el pourrue d'une corde, G.

Sculpture en boi*. Un plat soutenu par deux pieds, figuralion hunuine (idole) et lamas, S.

Fuseaux ornés de dessins el de sculpture» diverses, 566. Armes ; massues, casse-téle», lances, elc, 82. NiTetles : métiers de tisserand, elc, 184, Trasaui en roseaux et en paille, bondes d'oreille, 13.

Travaux en milal— Vases en or, 3.— Vases eu argent, 4.— Vases en bronio et en cuivre, 33.

Ëpiugles en irgent, i. ~~ Cure-oreilles en cuivre, 4. Ëpiloir» en argent, formes diverses, 80.

Bracelet» en or, 4. Bracelets en brome repoussé, IS. Bngue» en argent, 54. Imitations de feuilles de coca en or, 2. Imitations de feuilles de coca en argent, 14. Cas»e-léle eu brODie, 10. Un nombre considérable de plaques et morceaux d'argent el de cuivre forlcmont sul~ furé trouvés dans les boucbes des momies.

Céramique. Deux Irès-belIes boucles d'oreille. Vases en terre cuile ordinaire dépourvus de toute ornementation, de formes diverses, 152. Vases en terre cuile noire, reprêseDlaot des animaux (chienne allaitant des petits, perroquet, singe, etc.], 46. Télés humaines, 4. Sil- vadore», 6. Idole» représentant des homme» ou des femmes, 38. Vases représentant des fruits [pogay, chirimoya, palla], 16. Vases en pâte blanche, trouvés dans le grand tomheau, 11. Grande amphore, l',4& de haut sur l'.SS de diamèii'e. Lamas gén[;ralcmcnt enveloppés dft colon ou habillés d'une couverture, S6; Tissus, &53. Télés poslicbes, coiffées de plume», de laines ou de cotons, pourvues de bandeaux, etc., 1.

Parmi les tissus se trouveut un poncho d'une beauté et d'une conservation admirable, trois che- misettes d'enfants, une série de linceuls, depuis le plus grossier jusqu'au plus un; des bonnets, bandeaux, chemises en batiste, cols en dentelles de laine, sandales en paille et en corde d'aloès, frondes, filets, sachets, sacoches, etc., etc. Très beaux tissus en paille.

Travaux en os. Flùles, 14. Oiseaux faisnnt partie d'un collier, 8. Poinçons, 4.

Travaux en écorcet de fruit*. Matea, gourdes entourées d'un Glet, 4. Mates, transformés en vases plats, 94. Dans le nombre il j en a 5 qui sont orné» de dessins tracés au moyen du feu.

Écorce de mates très épaisse arec incrustations en uacre, 2. Colliers en pépins, 53. Col- liers eu corail, 22. Colliers en rondelles de nacre, ii. Momies relrouvées ; 69, sur lesquelles nous avons rapporté, à cause de leur excellent état de conserva lion, 5.

Les objet» retrouvés en ce point ont élé renfermés dans 27 caisses dont 11 ont été remises au La GaliiMnnièi'e, el 16 au Limier. Résultats de mes fouilles ï Infuntas et Tambuinga : Tissus, 87.

Poteries, 49. Épiloirs en argent, 6, en cuivra, 3 ; siDIet en argent, 1 ; balance sculptée (en bois, les plateaux remplacés par des Blets), I. Télés postiches, 4.

Terre cuite rouge, trouvée à TimbuiiiEa. (Réduction su ncuviéoK.]

^6 l'ÉROU ET BOLIVIE.

lY

Les bains de mer au sud de Lima. Mirailores. ChoriUos. Fouilles à ai<»*lllos. La hacienda de San Pedro de Lurin, Les coolies cliluois. Les ruines de Pacfaacamac. Fouilles dans les né- cropoles.

Après UQ repos de quelques jours, consacré à cataloguer mes objets, à rédiger mon rapport au ministère et à refaire mes forces, je me rendis à Pachacamac.

Ce sanctuaire est situé à 6 lieues au sud de Lima, sur les bords du rio de Lurin. On fait la moitié de la route, jusqu'à Chorillos, en chemin de fer. on monte à cheval et, en passant par un désert de 5 lieues, on atteint la hacienda de San Pedro. Les ruines si fameuses sous le nom de castillo y templo de Pachacamac se trouvent dans les domaines de celte ferme. Je partis de Lima accompagné de M. Jean Krûger, frère du consul général d'Autriche, qui connaissait le propriétaire, don Yicente Silva, et voulut bien me présenter à lui, afin de faciliter ma tâche.

A Chorillos, on sella trois excellentes bétes pendant que M"*"" Krûger nous demandait avec insistance si nous étions bien armés; on disait que Varenal entre Chorillos et Lurin était inquiété par une bande de voleurs nègres qui avaient tué deux pauvres femmes se rendant paisiblement au village de Pachacamac. Ce bruit était vrai, car, pendant mon séjour en ces parages, on fit la chasse à ces brigands dont on (ua trois ou quatre; le reste de la bande s^enfuit et dut faire son métier ailleurs.

Nous passâmes tout d'abord aux portes de la hacienda de Villa, une des propriétés industrielles les plus belles de la cote. Cette exploitation su- crière appartient à une des familles les plus justement respectées du Pérou, les Goyeneche.

Pendant plus d'une heure nous restâmes au pas, les chevaux enfonçant dans les sables jusqu'au-dessus du paturon, puis nous primes par la plage. Le terrain était ferme, et les montures nous emportèrent au triple galop. A notre droite, la mer noire et houleuse; à notre gauche le désert jaune ; quel spectacle plein de caractère, mais aussi quelle révélation ! La promenade de Chorillos à Pachacamac, en vérité, est un jeu ; cependant^

ROUTE DE PA.CBACAHAC. Il

dès qu'on avance sur ta côte, dès que l'dh apprend à connaître ce lerrain, OQ devine les difficultés particulières qu'il oppose à celui qui veut te con- quérir ou le gouverner. L'homme à qui incombe la lâche d'administrer une région qu'il veut conquérir à une civilisation, après l'avoir, soumise par les armes, doit penser ou dire en thèse générale': < Faites-moi de bonnes routes, et je vous ferai de la bonne administration. > Or rien n'est dinicile comme l'établissement et l'onti-ciicn de routes praticables dans ces con- Irées. D'un autre côté, l'océan, qui longe cette côte sous un ciel sans nua-

Bacimda de San Pedro de Larin, propriËlé de don Viccnte Silti.

ges et sans tempête, océan toujours houleux, quoiqu'on rappelle Pacifi- que, rendait te cabotage, avant l'arrivée des Espagnols, presque impos- sible'.

Sur l'immense développement de ces côtes il y a à peine deux ou trois points {Ànœn, Santa) une traie sûre permette un abordage sans difiiculté

< Lei Indiens aclueli se senenl d'outrés en peaui de reaui marina, qui, gooDées d'air, for- mfal dei ballons qui ne peuvent être submergé». Plusieure de ces outres léuniea constituent une sorte de radeau, comme on m peut ïoir souvent au débarquement de Supe, de Huanchaco, de (jumu, etc. Il nous parait probable que cet appareil fort [viniitir, incommode et offrant peu de ga- ranlici de solidité, être le soûl connu des Indiens aulochlhones.

58 PÉROU ET BOLIVIE.

et un ancrage sans danger. La côlè s'élève au-dessus du niveau de cette mer inquiète ^

Une immense nappe de sable s'étend du sud au nord sur 30 ou 40 lieues de large.

Quelques torrents qui se déversent de la Cordillère dans l'océan PaciG- que interrompent le désert de celle triste région. Le rio de Arica, de Ica, le Rimacy les rio$ de Supe, de Santa, de Moche, etc., apportent sur leurs rives une végétation d'autant plus belle qu'elle forme un contraste inattendu avec la nudité de ces parages.

Les voyages sur la côte du Pérou, réputés faciles pendant la saison sèche, étaient jadis impossibles de juillet à fin mars. Les pluies de la Cordillère, gonflant ces torrents pendant plusieurs mois de l'année, en rendent, mémo aujourd'hui, tout passage extrêmement dangereux.

Vers six heures du soir nous entrâmes dans la cour de la hacienda de San Pedro de Lurin *.

Sous la vérandah qui fait le tour de la maison de don Vicente Silva se tenait une femme aux formes un peu opulentes, mais belles. La mania avait glissé de sa tête entourée de l'abondante chevelure des créoles. Elle se pencha curieuse et souriante sur la balustrade et répondit gracieusement à mon salut. Une petite fille de dix à douze ans, jeune fille par la taille et le regard, s'approcha de la rampe. Derrière elle, une mulâtresse tenait à son sein de bronze un bébé blanc et rose.

Je descendis de cheval, l'attachai au poteau qui se trouvait au bas de l'escalier après lui avoir relâché les sangles et enlevé les bâts. La bêle frissonnait d'aise et, pardon de ce détail à la Rembrandt, elle se soula- geait.

En ce moment un Chinois traversait la cour, se dirigeant vers l'usine. Il était nu comme un ver; portant une énorme charge de paille jaunie de canne à sucre, il s'était mis sur la fête et le dos un chiffon qui, généralement, devait lui servir de feuille de vigne.

En face de ma bête, il s'arrêta et, sans autre forme de procès, il fit comme elle. Puis, tranquillement, il continua sa route. Mes yeux se por* tèrent machinalement du Chinois à la jeune femme sous la vérandah, à la jeune fille vêtue de blanc et enveloppée d'une manta pudique ; elles me sou-

' A peine 30 mètres en moyenne.

* Âujourd*hui on appelle indistinctement celte plaine Lurin ou Pachcamac, Cieza de Léon (1553) ne eonnsÀi qae Pachacama. Garcilaso écrit Pachacamac. C'est sous le règne de Pachactttec que ceUe région fut soumise à Tinca, elle arait été sous la domination d*un cacique appelé Cuiimancu. (Yoj. Garcilaso, Comment, reales, part. I, lib. VI, cap. xvn, xvm et xxix à xxxi.)

SAN PEDRO DE LURIN. 59

riaient du sourire naturel et avenant de la créole du Pérou, et je compris, avec un serrement de cœur, que cette malheureuse béte de somme qui venait de passer avec sa botte de paille n'avait pas plus à s'occuper d'étiquette que mon alezan andalous; je compris dès lors ce qu'était un coolie chinois, et, souriant comme la patronat je montai les marches du perron, touchai la main blanche de mon hôtesse, qui m'assura que, dans sa maison, dont le maître reviendrait tout à l'heure, je pouvais me considérer comme chez moi.

Ha chambre était prête, mon cheval était dans le pré, la maîtresse me fil offrir des cigares et alluma une cigarette. Le soir venait doux et embaumé, les bruits de l'usine s'arrêtèrent, la cloche de la chapelle sonna l'angélus, et, dans le crépuscule, je vis les ombres chinoises y le bétail de tout à l'heure, regagner l'étable en silence suivi de gardes le fouet à la main et d'un majordome à cheval le revolver à la ceinture.

Pour maintenir cette armée de travailleurs, il y a en permanence un dé- tachement de dix soldats à la hacienda.

Le mot armée est assez juste, car les Chinois se servent pour émonder la canne d'un instrument appelé machetey qui a la longueur d'un grand cou- teau et le poids d'une hache. C'est une arme terrible qui, de temps en temps, menace les hacendados^ ces maîtres détestés des Chinois.

L'ascendant moral des blancs, appuyé de bonnes armes à feu, de réming^ Ions à quatorze coups, empêche la révolte, qui reste à l'état latent.

Le peloton sauveur, commandé par un lieutenant-colonel et un capi- taine, présente un aspect pittoresque. Des uniformes bariolés, pantalons de fantaisie, tuniques d'artilleurs, képis de soldats de ligne, de chaussures point; parfois, dans l'accoutrement, quelques souvenirs militaires seule- ment : voilà ce qui donne à ces soldats un aspect qui ne fait certes pas devi- ner leur valeur très-réelle, leur courage et leur furia éprouvée.

Us sont grotesques ou terribles, ces hommes bruns aux muscles de fer, à l'air mélancolique, à la démarche traînante. J'ai vu un jour ces hommes-là au feu ; alors leur œil s'allumait, leur figure bronzée s'éclairait du reflet d'une aurore de sang, j'en ai vu tomber dont le sourire guerrier ne s'étei- gnait qu'avec le dernier juron dans le râle de l'agonie.

Don Vicente Silva me traita très courtoisement et me servit le premier jour de guide dans les antiques ruines.

On a beaucoup dit et écrit sur ce point du Pérou. Le Juif a eu sa Jérusa- lem, le Moslem sa Mecque, l'Indien son Bénarès, l'indigène du Pérou son Pachacamac.

Cependant, quelque favorables qu'aient été certains auteurs aux autoch-

60 PÉROU ET BOLIVIE.

thones» quelque avancés quMls les présentent dans la voie de la civilisation, on reste surpris devant Timposante majesté de ces ruines : ils ont su tirer parti de leurs domaines. Us ont compris que la montagne s'élevant en terrasses était un piédestal magnifique pour l'édifice ; que, sur cette hauteur, le tem- ple dominant la ville est plus grandiose que la tour la plus élevée dans la plaine.

Cette habileté à profiter du terrain, les maîtres indigènes en fai- saient preuve au point de vue de l'utilité publique et au point de vue de l'art.

Qu'on se rappelle la nature particuUère de la côte du Pérou, ce désert interrompu par une série d'oasis. La ligne de démarcation entre la v^é- tation la plus abondante et Taridité absolue semble avoir été tracée dans le sable avec une pointe d'acier. Point de transition, le changement est subit. Dans les terrains arables, on ne retrouve aucune ruine inca- siquc.

Avant l'invasion des conquistadores^ on profitait sur la côte de chaque pouce de terrain pouvant produire l'aliment pour son habitant. C'est ainsi qu'on établissait les villes sur les confins des oasis. Nous avons cité plus haut, dans le même ordre d'idées, les restes de constructions anciennes sur les versants sablonneux du cerro de Punta Piedra^ non loin d'Âncon, limitrophe du vallon fertile de Infantas. Le désert de sable qui s'étend au sud de Lima, et au milieu duquel se trouvent les bains de mer de Cho- rillos, est limité au sud par le rio de Lurin. Sur la rive nord de ce torrent il ne pousse pas la moindre herbe, pendant que le rivage sud, la plaine de Lurin, est une oasis splendide dans laquelle se trouvent les deux petites villes de Pachacamac et de San Pedro de Lurin, et les deux haciendas de San Pedro et de Buena Vista.

Dans toute cette plaine il n'y a qu'un endroit, sorte de langue sablon- neuse qui s'étend de la plage dans l'intérieur, se trouvent des ruines, celles de Manchay. A quelques pas au nord de la rivière qui alimentait la ville on aperçoit les ruines de Pachacamac, que l'homme du pays appelle aujourd'hui la Mamacona.

Manchay se compose djB deux énormes palais rectangulaires dont nous avons levé le plan. Les murs sont, en quelques endroits, au ras du sol. Le nombre considérable de pièces que nous trouvons dans l'un de ces pa- lais et la disposition générale en salles énormes nous feraient croire volon- tiers que nous sommes en présence d'une sorte de caravansérail.

Le second édifice semble n'avoir pas eu de divisions et ne constitue qu'une grande enceinte avec une seule porte tournée vers l'est. Dans l'inté-

HINCHAY. «I

rieur, aucuoe dÏTision. Nous avoDs été frappé de l'épaisseur des murs et du caractère particulier de l'appareil, qui diffère essentiellement de celui des murs voisins.

Dès qu'on entre à Pachacamac, on comprend que l'on n'est point en pré- sence d'une ville bâtie au hasard. Ce ne sont point 1^ des rues qui tantôt s'élargissent, tautdl se resserrent au gré de l'individu. Ce ne sont pas ces places irrégulières que l'on rencontre partout dans le vieux monde. Le jour

Plan de Iinduj, entre ]g« village» de Padiicimiic el de Haneliaj . (Échelle de 0*,1 pour SO mètres.)

où, sous l'inca, on posait la première pierre d'un édifice sur un emplace- ment destiné à une ville, le plan général en était tracé d'avance.

Sur la montagne la plus élevée des domaines de Pachacamac, du haut de laquelle on domine d'un côté la mer et de l'autre la plaine, le fondateur a placé le temple du Soleil, puis il a transformé la montagne en un monu- ment architectural; des travaux de terrassement, dont un cerlain nombre ont conservé leurs parements, lui ont donné les formes régulières qui caractérisent l'oeuvre de l'homme.

Sur les autres mamelons s'élèvent les ruines de monuments publics, car il est évident que ces vastes constructions ne peuvent avoir été habitées par des particuliers.

69 PËROU ET BOUT».

Elles aussi s'étagent en terrasses ; les versants des oMuticuIes présenterii ainsi des formes parfailemenl régulières; la base en devient rectangulaire, et les cdlës, parallèles aux constructions qui se trouvent dans les bas-Rmds,

- . ^>.

Temple du Soleil, sur le .oinmct, et mlai» •>ii ruines, dnni la plaine de Pacliacamae (San Pedro de Lurin).

en sont séparés par des rues, ou, si l'on veut, par des passages de 4 à 5 mè- tres de large.

Galerie cenlnle, dus la ïllle ancitnne de Padiai

Tisa clusiTcmeot h pied.

Cela était suffisant, les maisons n'ayant que 4 mètres de haut; il faut rappeler aussi que la locomotion de cet(e antique société s'effectuait ex- clusiTcmeot h oied.

RUINES DE PACHÂCAHAC.

«5

Ces galènes aboutissent à des cours on à des places entourées de murs ssez élevés. Un monument isolé des autres attirait surtout mon attention, il avait un

:a da rKluumic. (Fi;*dc c»t.)

de U r«iade conl du mime paliii

cachet original. Les jambages des niclies et les portes étaient inclinés ; sur la façade est du palais on remarque des piliers s'élargissant dans la partie

3n:

■^""■■w>Tn(TTi"'T>-

-SMI— .

Plu d'un p>1ut de Ptchuiniic (Échelle de 0-,01 pour S nèlrM.)

supérieure de façon à présenter l'aspect de seins de femme : avant la des- truction des tètes, c'étaient des cariatides. Malheureusement le génie destructeur qui a passé par a été si puis-

64 rÉROn ET BOLIVIE

sanl, son œuvre a été si près d'être complète, que, si, à la majesté actuelle

de ces monceaux de ruines, il est aisé d'en deviner l'éclat passé, il de-

Bandesu frontal, dcuïn dan* !■

Irinw. Irnuié duu uae lépullurc

■u pied du temple du Soleil.

(Réduiiiou tu lien.)

vient parfois bien difticile aujourd'hui de se faire une idée exacte de l'an-

cien aspect, de l'économie générale et de la destination particulière des mo- numents.

FOOILLES DINS LES NÊCROrOLES. «S

Cependant oa peut distinguer à Pachacamac trois groupes d'édifices : les sanctuaires, la ville proprement dite, et une série de constructions qui, par la simplicité de leur appareil et la grandeur des pièces, indiquent à la fois l'humble condition des habitants et leur grand nombre : c'étaient des hô- telleries.

Les sépultures que j'ai ou- tertes à Pachacamac ne con- tenaient que des momies de pauvres gens enveloppées dans du coton, et ne prenant avec eux, dans la vie éter- nelle, qu'un peu de maïs dans un maté. Le nombre des momies d'enfants en bas âge excédait du double le nombre des adultes dans les tombes que j'ai fouillées. Le hasard avait porlé nos re- cherches sur des quartiers anciens, et nous en retirâ- mes peu d'objets en bon état. La majeure partie de nos trouvailles s'émiellait sous nos mains. Je dessinais les objets au fur et à mesure que nous les mettions au jour et même avant d'essayer de les eolever, craignant tou- jours de perdre irrévocable- ment rorigina!, si je venais lHélwr«ccljssuMriteniimé,-lTOuvé d.osune>puU^ P ' Vannai de Pictucainic. ([t&litction au cm<|mènic.)

seulement à le toucher.

Cependant, si la récolte', au point de vue matériel, n'était pas absolument

' .Nous atans rctrnuTê dans des poliche«, dans des paniers, dans des courges, dans des sacucbes, une série de graines, el il est assez curieui, peuL^lre unique dans son genre, de mettre ainsi ï i.h- couTcrt au dii-ueuTièine siècle des repas complets sertis au seizième siècle.

À Pachacamac, nous pouvons dire que pour enterrer les morte on se sert j^rnii'inUiiii iil du puiU et nos de la hMoca formant un lumuJut.

Sur Iroii hvaeat fort petites que nous irons relrouTces, it j > >u moins miUfi puits qui ont été

S6 PÉROU ET BOLIVIE.

salisraisaole, les fouilles menées à bien me permirent de constater qu'aux

trois groupes de ruines correspondaient (rois iie'cropoles dislinclcs : celle

»

l^i-oode enroulée

FumioIei en lerre cuite. (Rdd. 1 la moilif.)

, DE PjlCBACllIlC.

Ibuillii depuis plas de Irois lièclei et sur lesquels quelque! crânes, recouTerti d'une mousse pile et chéliTe, quelques libiis poreui, quelques lainbenui de suaires, gisent en indiquanl l'emplaceinent de

FOUILLES DANS LES NÉCROPOLES. 67

des sanctuaires au sud du grand temple, sur un vaste plateau formant la

Ouna Ttnmii

tien.)

k PACBÀCIIIC.

« écussoDs en lapi>9cric rapporlét.

Bordure en gue brochjc de coleo. Tiuci TKOurfa Dira us sCriiLTDiiEa i PtcBjUjLUC, (Rdd. 1 I* moiliâ.)

lii tombe vidée. Un grand nombre de puits sont encore ouTérts, et l'on en oavre toiu les jours. ' J'ai bit fouiller st en partie démolir udc kuùca, et je doit dire que je ne crois pas que cet nwniH

68 PÉROU ET BOLIVIE.

dernière terrasse qui domine la cité; celle de la ville sur un plateau isolé, entouré de murs et pourvu de divisions; celle des hôtelleries enfin à 200 mètres au nord-est des ruines de la plaine, dans les sables. En dehors de ces trois groupes principaux, on trouve une série de mausolées au milieu des ruines, mausolées qui ont été fouillés et démolis depuis longtemps par les Espagnols avides de trésors, et poijr la recherche desquels ils avaient abandonné la vieille Europe en jouant si aventureusement leur vie.

ments aieat été dès le début lek (pie nous les Toyôns aujourd'hui. La huaca que j'ai fait démolir était un immense casier à base rectangulaire. Il nous semble que Ton a établir la paroi extérieure lorsqu'une couche de morts forçait les constructeurs d'éleyer le niveau de la ruche mortuaire. Un certain nombre de puits ressemblent à des ranchos, - Quatre poteaux ou quatre murs soutiennent la toiture.

Il y a deux ou trois poteaux de traverses recouverts d'une toiture en roseaux. Les puits des pauvi'es n'ont ni murs ni poteaux. A environ 50 centimètres au-dessous du sol on rencontre un cercle de pierres non dégrossies maintenues par de l'argile. Ce cercle indique les contours de la fosse. Ü en existe de rectangulaires à Pachacamac, mais le nombre en est restreint.

Il nous semble, d'après les fouilles que nous avons exécutées, que les morts furent enterrés dans l'une ou dans l'autre des nécropoles indiquées plus haut, selon leur position sociale : sur la terrasse au-dessous du temple, on devait enterrer les grands seigneurs de Pachacamac, les prêtres et les des- servants ; dans l'enceinte réservée, les habitants de la ville, et dans les sables les pèlerins si nombreux qui venaient en ces lieux. Cela résulte des différents habillements que nous avons retrouvés en ces divers points, des difTérents modes d'habiller les morts. Ces différences do détail semblent indi- quer certains us et coutumes locaux. Notons le fait qu'à Pachacamac, sur une cinquantaine de mo- mies que nous avons découvertes, nous n'avons trouvé aucune idole, pendant qu'à Ancon, non seulement les adultes, mais encore les enfants, en avaient une et parfois plusieurs. Les paniers con- tenant des instruments de travail sont pareils à ceux d'Ancon, mais ils n'y étaient guère remplis. Nous avons recueilli en ce point 96 objets, ])armi lesquels il faut citer :

Sculptures en bois. Fusaïoles, 22 ; têtes postiches, 2 ; armes, casse-tête, 6 ; sceptre orné à l'ex- trémité supérieure d'un Indien accroupi sur une rondelle, le bâton lui-même est évidé sur 16 centi- mètres de longueur et présente dans cette partie l'aspect de quatre petites colonnades circulaires superposées les unes aux autres (pièce unique).

Travaux en métal. Épiloirs, 7 ; bagues, 9; bracelets en argent, 1, en or, 1, en cuivre re- poussé, 3.

Travaux en os. Flûtes, 2 ; un bracelet en dents humaines ; un collier en corail et un autre en graines de chirimoyas.

Tissus, 8, dont 3 d'une remarquable beauté (point de Gobelins) attachés à des roseaux sembbbles à de petits drapeaux. Les momies étaient en mauvais état. . ^.

BiBUOGRÀPHiE. Temple de Pachacamac près du rio Lurin : Gastelnau, Journal d'Ouery, t. IV, p. 179. Llorente. Hisl. de la conq. del Perii, lib. II, cap. ii, p. 89; cap. ui, p. 108. Cieza de Léon, Chronica del Perù, cap. l, p. 403, col. 2. Hisioriadores primitivos, tome I(, Pachacamac. Garci- laso. Comment, real.y lib. I, cap. ni, p. 27, col. 2. Invocation de$ Indiens à la divinité, Garcil.» ibid.j lib. I, cap. iv, p. 38, col. 2. Calancha, Chronica moralizada, etc., lib. II, cap. xix (dans répoque antiespagnole celte province s'appelle Uma).

Temple du Dieu invisible Pachacamac dans la vallée du même nom, construit avant l'arrivée des Qquichuas de l'empire du Guzco et la réunion du territoire des Yungas du Nord k FÉtat du Curaca CuiimancUj à titre de fief de l'empire des incas.

Dlloa, Res.. Hiêt,^ t. lY, § 70, p. xlu. La forteresse est de fait un téocalli dont les assises sont à rerétcments droits et antérieurs aux Qquichuas. DWoa, Noiicias americanas, entret. XX, p. 256 à 263.

HIRAFLORES ET CHORILLOS. «9

Je quittai Pachacamac après onze jours ; au retour, je m'arrêtai à Mira- ilores et à Ghorillos', afin de prendre quelque repos.

Uiraflores, comme ville de plaisance et comiae station balnéaire, est de création très récente. M. Guillerrao Scbeel, directeur de l'exportatioD des guanos pendant de longues années, prince de la finance au Pérou, a com- plètement transformé l'ancien hameau de pêcheurs situé sur ce point. Au- jourd'hui Hiraflores est une résidence charmante avec ses villas coquettes, meublées d'après la dernière mode des boudoirs parisiens, avec ses squares

Fngmentde bandeau fronlal,

le* desHUE tlMt's iaas k truno. Ccinlure; lea dessins sont tisaés dans li [rtmio.

(Grandeur naturelle.) (RMuction au <|uarl.]. -

Tisses TnUDTÊs iu>(s LES FOUILLES 1 Piviuciuc (nëcropolo au pied du temple du Soleil).

et ses avenues. Les habitants forment une petite colonie presque exclusi- vement européenne qui mène, dans ce coin du Pérou, une vie de famille exempte de plaisirs bruyants, de jeux de taureaux, de petites émeutes, de grandes courses et même, en majeure partie, de servantes noires et de domestiques jaunes.

ChorilIo.s est une des villes de bains les plus agréables du Pérou.

La première est située sur une large terrasse au milieu du versant d'une falaise qui repose sur une langue de terre. La plage apparaît à 150 mètres au-dessous de la ville.

Les ranchos ou villas, parfois d'une grande élégance et d'une richesse de tons remarquables, forment des rues étroites et courbes. Le style et la cou- leur rappellent des souvenirs mauresques en pleine Amérique. Les trottoirs de même que toutes les maisons sont en bois. Une promenade, le Malecon,

* Hiraflores et ChorîUoi apparaisseot pour b première fois sur une carie en 1715. C'est Fréder {Btlation du voyage, etc.) quiles iascrit sur Bouplaa du Calliio et de ses enviroos. 11 en est do mâme de b lUgdalena, autre petite viUe de baias.

^O ' rËROU ET BOLIVIE.

offre le soir un spectacle charmant ; (ouïe la ville s'y rend pour écouler une musique militaire plus ou moins parfaite. Les nègres de l'endroit, ac- croupis le long de la place, regardent passer el repasser les señorilas. Ils ont une cigarette à la Louche et une autre, de réserve, placée dans leur perruque laineuse au-dessus de l'oreille. Les cheveux leur servent égale- ment de magasin pour les allumettes et les cure-dents.

Des kuacas, à quelques centaines de mètres au nord de la cilé me

parurent plus intéressantes que la ville. Une fouille que j'y exécutai ne donna que des résultats médiocres, mais elle me'permit devoir, à la suite d'un éboulement, une coupe de ces mausolées collectifs, curieux amon- cellement de sépultures *.

MiraRores et Cborillossont situésau bord d'une même falaise qui, faisan' une vaste courbe, forme la pointe du Gallao, qui parait au nord. Par un beau temps on dislingue fort bien, de ces deux petites villes, la forêt de mâts du grand port d'où, quelques jours après mon retour de Pacfaacamac, je repris ma route vers te nord, dans le pays des races Yungas, dans les do- maines des princes Chimv*.

' J'ai IrouTé des monceaui de Tiseg brieé» et d'oEsetnenU, malt aanue momie complète, six fiw «ololei intéreasanteB, de même que quelques crilnes.

HACIENDA DE SâN-NIGOLAS. 71

La Bacienda San Nicolas. Le Gbimu-Capac. Fouilles au Chimu-Capac. Le rio de Supe. La hacienda de Paramonga, Les ruines de Paramonga. Les fouilles dans les arenalee et au pied du cerro de la Horca. Pativilca. Barranca. Supe*

Les contreforts de la Cordillère maritime avancent, sous le 7' degré de 1 alitade, TersTouest de telle sorte, que les deniières collines de cette chaîne, rempart occidental de la vallée de Huaraz ou du rio de Santa, rejoignent le bord de la mer.

liC massif principal qui envoie ces ramifications sur la cote forme donc une vallée fermée du côté sud. A l'extrémité de ce cul-de-sac, le [rio de Santa prend sa source, parcourt toute la vallée, fait un coude vers Touest et se jette dans le Pacifique.

Des versants occidentaux du contrefort descend le rio de Supe, courant d'eau principal de cette région, sans parler du rio de Barranca et du tor- rent de la Fortaleza, presque à sec pendant huit à neuf mois de l'année.

A 3 kilomètres du port de Supe se trouve la hacienda de Saint-Nicolas où, lors de mon arrivée, on n'attendai guère de visiteurs, car, dans la cour, à terre, gisait un Chinois sur lequel deux nègres majordomes exerçaient la vigueur de leurs bras en lui appliquant des coups de fouet. Le maître du lieu surveillait, appuyé sur sa canne, cette exécution. Il s'approcha de nous et, en guise de bienvenue, fit cesser le supplice ; puis il nous fit con- duire dans la salle basse l'on nous servit un repas ; mais l'appétit était passé, je croyais voir des gouttes de sang dans mon assiette.

Aux portes mêmes de la ferme se trouvent les ruines du Chimu-Capac ; elles sont en mauvais état. Cependant on peut se rendre compte de leur ancienne grandeur ; quelque tristes et délabrés que soient aujourd'hui ces monuments, ils sont les vestiges certains d'un centre important de civili- sation. Établi sur une colline formant les trois côtés d'un quadrilatère ouvert aujourd'hui sur la plage, ce fort a été jadis fermé par un mur de 4 mè- tres et demi d'épaisseur à la base. Les versants de la colline étaient trans* formés en trois gradins.

Comme, dans toute cette région, les constructeurs de la ville ont su ad'*

72 PÉROU ET BOLIVIE.

mirablement choisir remplaccmeDt des forts qu'ils établissaient sur les éperons de la montagne avançant du côté de la mer !

Sur les collines enyironnantes il y a de nombreuses traces de lerrassc- ments et de constructions ; mais elles sont en si mauvais état, qu'il est pres- que impossible d'en lever le plan. Pourtant une grande et belle acequia (canal d'irrigation) suit encore les contours de la montagne qui domine la plaine se trouve San Nicolas, le village et le port de Supe.

On trouve le tronçon d'une ancienne route sur laquelle j'avançai pour me rendre compte de la disposition de ces fameux chemins des incas.

Après une lieue environ, les vestiges disparaissaient dans les sables. Je continuai mon chemin dans l'espoir de les retrouver; 4 lieues plus loin, je dus contourner des marais. Je repris Fancienne direction, mais après une demi-lieue les marais faisaient disparaître à nouveau tout tracé de routei J'essayai encore de les contourner, mais alors je me trouvai perdu dans un immense dédale sans issue. A chaque effort ma béte enfonçait. Je dus mettre pied à terre.

Pendant seize heures j'avançai pas à pas, en zigzag, et je finis par gagner le terrain sablonneux. Je remontai aloi^ à cheval, mort de fatigue et de faim; trois heures plus tard, me dirigeant vers Touest, je rejoignis les poteaux du télégraphe^ de Lima à Trujillo, et une heure après, en sui- vant ce fil électrique, vrai fil d'Ariane, je rentrai au port de Supe*.

Là, j'entends le son du tambour indien, je tombe en pleine fête; on ne voit que gens attifés d'oripeaux du goût le plus baroque. Des plumes, des fichus de toutes couleurs, entourent la figure, le torse et les jambes; le long des mollets, il y a une rangée de petits grelots appelés maichiles.

Ces hommes chantent et dansent. Est-ce bien un chant que ce gémisse- ment prolongé ? L'art musical vit de contrastes, et leurs mélodies sont d'une monotonie énervante. Leur danse n'est nullement gracieuse : des ours qui auraient la danse de Saint-Guy. Ah I que nous sommes loin de la cueca^ de la chilenaj ou du baile de tierra que danse si gracieusement la créole. A la finesse délicate et élégante du mouvement se substitue le soubresaut

* Lor8(iue le gouvernement péruTÏen fit établir les poteaux télégraphiques de cette voie, on lui conseilla, tu l*état hygrométrique de cette région, de les faire faire soit en bois, soit enrmaçonnerie de pisé. Cependant le gouvernement, n'écoutant pas ce conseil, éleva trente mille poteaux en fonte. Ces poteaux, composés de deux demi-cylindres réunis par des vis, se sont oxydés avec une telle rapidité, que celte énorme dépense a été absolument perdue après dix-huit mois. Rongés par la rouille, ils sont tombés les uns après les autres, de sorte que le gouvernement s'est vu obligé de faire ce travail presque en entier.

' Don Antonio Raimondi (e/ Perü, t. II, p. 143) fait remarquer, avec beaucoup de justesse, qu'il est curieux que Garcilaso ne mentionne pas la vallée de Supe ni les autres vallées situées au sud de la vallée de Quilca : Carabaillo, Huaura, Gasma et Piura.

DANSES POPlJLàIRES A SUPE.

grotesque; à la souriante mélancotîe entrecoupëe d'éclairs rayonnaDts de satisfaction presque enthousiaste, un air abruti interrompu parfois par un hoquet ou le cri rauque de velléités bestiales. On s'arrête pour boire : 1 affaired'une minute, et on recommence aussitôt. Ces danses sont exécu-

I

Chunehot ou hnancat, danses populùra» i Supc.

tées par des bandes qui parcourent le village et s'arrêtent devant les ca- banes des compadre$. Il arrive parfois que deux bandes se rencontrant s'apostrophent et se pro-

Tamboor des Indiena si

roquent. Alors, de cet amical tournoi, les combattants, vainqueurs ou vain- cus, sortent toujours couverts de horions, le corps souvent ensanglanté, parfois à demi nus, leurs bardes ayant été déchirées ou arrachées. On con- tinue à danser et à boire jusqu'à ce que ces natures pi-odigieusement fortes

74 PÉROU ET BOLIVIE.

succombent : toute fête se termine ainsi dans les vapeurs de Tébriété générale.

Je faisais ces observations assis devant un semblant d'auberge, près de la plage. On mit près d'une beure à me préparer un plat de poisson, et mon estomac creux grondait pendant ce temps sans qu'on pût me procurer un morceau de pain.

Le lendemain, je me rendis à Paramonga, ville située à moins de 3 kilo- mètres du bord de la mer, à 4 lieues au nord de Supe. J'appris en am- vaut près du torrent qui me séparait du but de mon voyage, centre im- portant de la civilisation autochthone, qu'il n'était pas guéable.

Les passeurs de profession me disaient, avec le flegme parfait qui ca- ractérise le nègre du Pérou, que l'on pourrait passer sans trop de difficulté dans deux ou trois mois. Cependant je ne pouvais ni ne voulais attendre ; une once d'or eut liaison de leur refus d'abord, de leurs hésitations ensuite, et quelques jours plus tard, le torrent paraissant moins fort à la suite d'une amélioration momentanée du temps dans la Cordillère, les nègres se décla- rèrent prêts à tenter l'aventure.

Le rio de Supe, comme tous les torrents de la côte du Pérou, présente, à cette époque de l'année, un spectacle vraiment imposant. Près de son em- bouchure, là même il faut le passer, il mesure plus de 2 kilomètres de large. Des eaux noirâtres se précipitent furieuses vers la mer; couvertes de plaques d'écume jaune, elles entraînent, dans leur irrésistible courant, des troncs d'arbres, des branches énormes, passant rapides comme des flèches, des blocs de rochers arrondis et polis sur toutes les faces dans leur course de 30 à 40 lieues. Costa travers cet élément déchaîné et furibond qu'il faut trouver sa route.

On se sert, pour passer ces torrents, de vigoureux chevaux chiliens de grande taille. Ces animaux, doués d'un naturel vraiment merveilleux, font le trajet sans harnachement d'aucune espèce.

Mes deux nègres, se mettant dans un costume aussi simple que celui du coursier, m'invitent à faire de même ; puis ils me placent sur la bête entre eux deux, et, sur leur cri de commandement, le cheval va de l'avant. Tant qu'il put marcher, la sensation ne fut pas celle du danger, mais lors- qu'il perdit pied et se mit à nager, lorsque, sous le poids des trois cavaliers, il enfonça graduellement et que sa tête et les nôtres dépassèrent seules le niveau du fleuve, lorsque la nappe mouvante de l'eau m'eut donné un ver- tige qui me fît croire que nous étions entraînés par le courant, je compris tout ce que des passages de cette nature ont de périlleux. Nous arrivâmes cependant sains et saufs. Mes nègres firent, dans cette journée, trois fois la

LA HACIENDA DE PARAMONGA. 75

traversée pour m'apporter mes bagages. Malgré le nombre restreint de ces lours de force tentés dans le courant de l'année, le nombre des victimes est relativement très considérable.

En insistant sur les détails de cet épisode, je voudrais faire sentir que, si aujourd'hui, grâce à des chevaux d'une force exceptionnelle, ces passages de- viennent possibles, dans le Pérou des autochthones, il n'y avait pas de chevaux, le plus grand quadrupède était le lama (espèce de grand mou- ton ou de très petit chameau sans bosse, ne pouvant même pas supporter le climat de la côte), les communications entre les deux rives des torrents de la côte durent être totalement impossibles pendant la saison humide dans TEntre-Cordillère.

Le souverain indien choisit ce point, qui pendant la moitié de l'année l'isolait des régions sud, pour y élever un boulevard important dont les ves- tiges subsistent presque sous leur nom primitif.

Les forteresses deParamonga, le Parmunca des anciens, couronnent les mamelons et collines qui s'élèvent dans la plaine et opposent à la marche de l'ennemi un rempart formidable.

Je fus très-gracieusement reçu par les hdcendadogj MM. Ganaval frères, et, dès le lendemain de notre arrivée, je me mis en devoir de lever le plan de la vallée et des ruines. Le rio de la Fortaleza inonde la région pendant plusieurs mois de l'année. Les fortins émergent alors d'un lac comme des îlots, et leur face jaunâtre se reflète dans les eaux bleues au milieu des bosquets et des roseaux [cafta brava). Les eaux du torrent improvisent chaque année cette lagune, qui se dessèche vers le mois de mars et met à découvert une plaine de sable blanc comme la neige avec des reflets cristal- lins qui blessent la vue.

Depuis le bord de la mer, que surplombe une immense falaise isolée (le cerro de la Horca), jusqu'aux contreforts de l'éperon de la Cordillère, huit forteresses s'élèvent au sommet de mamelons transformés en terre-pleins. Les sept fortins les plus éloignés de la mer sont dans un état de destruction qui ne permet plus, à l'heure actuelle, de se rendre un compte exact de leur aspect primitif. On ne peut en juger que par induction, en considérant le huitième fort connu dans le pays sous le nom de la Fortaleza. C'est un immense terre-plein à trois gradins entouré d'une large muraille. Les murs de soutènement ont 9 mètres de haut, et, sur la plate-forme supérieure, de petites maisons aux parois décorées de peintures à la détrempe cou- ronnent ce monument qui s'élève à près de 40 mètres au-dessus du mur d'enceinte. L'accès de cette forteresse est pourvu d'admirables travaux de fortification. Chaque terrasse est défendue par des bastions ne laissant

n PÉROU ET BOLIVIE.

qu'uD passage de 80 centimètre!:, commandé par de petits remparts et rendu imprenable par d'énormes guérites pouvant contenir une ving- taine de défenseurs. Deux forts, terre-pleins à deux gradins, complètent ce monument, qui, en dehors de sa valeur stratégique , servait de poste d'observation; de la plate-forme supérieure on embrasse d'un coup d'œil plusieurs kilomètres de la côle, qui s'étend au nord et au sud avec de lé- gères ondulations.

Paramonga n'a jamais été h proprement parler une ville, mais un poste militaire qui a successivement appartenu à plusieurs maîtres, et, pour le

U Foi'Uleu de Pmniong* vue de U cAte.

prouver, nous n'avons qu'à citer les murs du fortin s*élevant sur le cerro de la Horca qui termine cette chaîne d'œuvres stratégiques. Les murs du côté nord sont tous en abode$; les murs du côté sud sont composés de trois couches, dont deux seulement au-dessus du sol ; une fouille était nécessaire pour mettre à découvert la couche inférieure. Cette dernière repose sur le rocher; elle est construite en pierres taillées irrégulièrement, mais assez bien ajustées. Les interstices sont remplis d'éclats de pierre ou d'ai^ile. La couche intermédiaire est faite en pierres routées grandes et plates. Les trous sont remplis d'argile; la couche supérieure est en pisé. C'est un fait ethnographique très important, car les trois appareils

LE CERRO DE LA. HORCi. 77

difTéreDls devaient représenter trois couches archéologiques pendant que la situation des murs indiquait la situation des domaines de leurs con- structeurs. Les deux couches inférieures du rempart, abritant le guerrier contre l'armée venant du sud, sont l'œuvre des peuples du nord. Le but de la couche en adobe$ de ce bastion était évidemment d'élever tous les murs du fort à un même niveau.

Sur la façade septentrionale, tous les travaux sont en adobes et représen- lent le rempart élevé par les peuples du sud contre l'ennemi du nord.

Le cerro de ta Horca est de dimensions très considérables. La pente a 788 pas; 16 pas équivalant à 10 mètres, elle présente 492'°,8. La

Foruleu de CtniDDagi Tue du biul dea dernien contrerorU de U cbiine lutritiine.

hauteur de la plate-forme du rocher au-dessus du niveau de la mer est de 271",3. La roche tombe perpendiculairement de celte hauteur, et la plate-forme supérieure surplombe d'environ 3 à 4 mèlres. Ce balcon naturel sans rampe est tant soit peu incliné, il est couvert d'une végé- tation chëtive, et çà et des cactées élèvent leurs cylindres épineux sur lesquels brillent quelques gouttes transparentes d'une résine jaune. Au bas de ce précipice, le rio de la Fortaleza roule ses flots jaunâtres et les mêle quelques mèlres plus loin à la marée.

J'avais résolu de prendre la hauteur de cet observatoire des Indiens par un simple sondage, et me bornai, le premier jour, & lever le plan des

78 PÉROU ET BOLIVIE.

murs en ruines. Le lendemain je revins muni d'une corde à laquelle j'avais solidement attaché une barre de fer pesant environ un kilogramme. Je voulus tout d*abord avancer jusqu'au bord, mais, pris d'un accès de vertige, je reculai, me mis à plat ventre et me glissai sur le parapet jus- qu'à ce que ma tête se trouvât au-dessus de l'abime et que mes bras s'ap- puyassent sur le dernier rocher. Puis lentement je déroulais ma corde. Elle était disposée comme un loch, avec un nœud à chaque mètre. En six minutes le fer touchait le sol au bord du rio de la Fortaleza.

Satisfait du résultat, je me mets à remonter ma corde. Mais le poids faisant fonction de pendule s'accroche, sans que je m'en aperçoive, à une anfractuosité de rocher, et l'effort que je fais pour vaincre cette résistance inattendue me donne un contre-coup si violent, que mon coude gauche perd son point d'appui, et que je tombe à plat sur l'épaule, avançant de quelques centimètres vers le plan incliné.

La position incommode dans laquelle je me tenais depuis plus de dix mi* nutes m'avait engourdi ; il me fut impossible de me redresser sur mes jambes, et instinctivement, pour ne pas rouler au fond du précipice, je saisis le premier objet solide à ma portée. C'était par malheur un cactée (connu sous le nom de cierge du Pérou) dont les épines péné- trèrent dans la paume de ma main. Au cri de douleur que je poussai mon mulâtre d^arriero (muletier) accourut. Il s'était prudemment tenu à distance et me i^etira par les jambes du bord de l'abime au moment le vertige et la douleur allaient m'y précipiter. Il fallut trois heures pour ar- racher les centaines d'épines, recourbées comme des hameçons, qui avaient pénétré dans les chairs, et dont les blessures me causèrent, pendant plu- sieurs jours, de vives souffrances.

Cette journée, qui avait mal commencé, devait finir plus mal encore. Nous avions l'habitude de rentrer à la hacienda de Paramonga, distante d'une lieue et demie environ, par le coté des collines. Voyant quelles dou- leurs me causait ma blessure, mon arriéra prit, par le bord de la mer, une autre route qui devait abréger notre chemin de plus d'un tiers ; mais sou- dain, au passage de la rivière, la croûte qui recouvrait la vase s'effondra sous le poids de mon cheval, qui s'y enfonça jusqu'aux flancs.

La position était critique et tant soit peu ridicule. J'étais incapable d'ai« der en quoi que ce fût mon muletier à se tirer d'embarras. Je m'en tirai à peine moi-même. Au bout d'une demi-heure d'efforts et de travail, le cheval put sortir du bourbier il était empêtré. Ses harnais furent ra* justes. Mais ce fut bien d'une autre affaire : en se débattant, ma béte s'était si fortement luxé une jambe, qu'il ne fallait plus songer à la monter.

LE GERRO DE LA HORGÂ. 79

Et nous voilà en route pour la hacienda^ Varriero traînant ma monture blessée; moi, blessé, me traînant aTec peine. Jamais je n'imaginai plus piètre cortège et portant plus bas Toreille. Je ne sais pourquoi un vers de Juvénal chanta dans ma mémoire :

0 qualis faciès, et quanta digna tabella !

A Paramonga les hacendadoSj qui connaissent bien leur route et ne ris- quent jamais rien, ne regardent ces accidents que d*un air moqueur. Je fus donc reçu avec des paroles et des sourires narquois qui me rendirent bien vite mon énergie, et, pendant que les seigneurs du lieu me plaisantaient sur ma mauvaise chance, je les plaisantais sur leurs excellentes routes.

Le point que je venais d'explorer s'appelle, nous l'avons dit, cerro de la Horca (montagne du Supplice), et ce nom indique presque que c'est la roche Tarpéienne de Paramonga. Élait-ce celle du maiire autochthone ou celle du con^tsto(2or? Le juge qui ordonnait de précipiter un homme de cette hauteur vertigineuse agissait-il au nom de la force du droit ou au nom du droit de la force? Question difficile à résoudre. 11 nous semble pourtant que l'inca comprenait trop bien la valeur productrice de l'homme pour punir ses fautes par la peine de mort. Peu de temps après, celte pré- occupation me fit deviner dans le dessin d'une étoffe trouvée dans une tombe, au pied même de la montagne, le rôle que cette forteresse avait joué dans l'histoire de la cii^ilisation ancienne. C'était un premier pas vers la solution de bien des énigmes, qui bientôt se déchiffrèrent comme à livre ouvert.

Il court parmi les cholos une légende attribuant aux habitants vaincus du Gran Chimu le travail gigantesque de toute la région de Paramonga et de Palivilca. Nous croyons devoir citer ces assertions qui nous paraissent intéressantes, car elles confirment le fait que les incas ont toujours déplacé les populations vaincues et leur ont assigné un nouvel habitat. Les tra- vaux des Mitimaës (c'est ainsi que l'on appelait les tribus forcées d'émigrer) présentent au premier abord les mêmes caractères que ceux des Juifs en Egypte ; mais nous verrons plus tard qu'ils avaient un but social différent et bien élevé.

Si Pachacamac nous a montré la solennelle majesté d'un culte générale- ment suivi, Paramonga nous montre la calme énergie non pas d'une race belliqueuse, mais d'un peuple qui aime assez la paix pour se dé- fendre de la guerre. Un fort est en quelque sorte un bouclier national ; or une tribu sauvage connaît la flèche et la fronde, elle connaît l'attaque, mais elle ne connaît pas la défense intelligente et réfléchie. Un peuple qui

80 PÉROU ET BOLIVIE.

veut se défendre est toujours un peuple travailleur, et, en franchissant lalif^e aujourd'hui en ruines de cet énorme rempart de Paramonga,

Filel, Borle de fiingc . attacha à une chcmite de femme, tauTnal les culibcs jiixju'à li bautcur du genoux, trou*£ d«ns Vareiial de (Kéd. lu ciaquième.)

on sent qu'on entre sur les terrains d'une nation dont l'existence a se résumer dans cetle donnée : comprendre la guerre pour vivre en

Chemite Iroarée dtui \'aren<ä de Pirtmongt

(le* feuillet qui ippirittseni lur les btndtt loal d«oa U Mme).

(R£d. tu neuvième.)

paix, développer le prestige militaire pour permettre à l'artisan de pro- duire. Après avoir levé le plan des huit forts, nous avons fait des fouilles pendant

FOUILLES AU CERRA bE LA UORCA. 81

près de quinze jours. M. Earique Canaval, propriétaire des domaines dans lesquels se trourent les ruines, a bien touIu me prêter dix Chinois et, lors- que j'entrepris le déblaiement d'une grande huaca, vingt-cinq bommes.

FngmeDl de lioceul trourj lu |iicd du eerro de ta Horca. (Ma. au neuTÜme.)

Cbemiac IrouT^e dins l'arma/ de Ptnmongi. (Itéd. «u huiliinie.)

Nous devons par conséquent une centaine d'objels'archcologiques fortcurieux, qui soDtle résultat de nos travaux sur ce point, au bienveillant intérêt, que M. Canaval a bien voulu me témoigner.

«s PÉROU ET BOLIVIE.

l'avak choisi pour (aire ces fouilles deux emplacemeals diflcrenls ': le -|H!eniier k Test du cerro de la Horca^ Tautre au sud.

La raison de ma façon d'agir résulte des caractères difîérents Aps cons- tructions qui se trouvent en ce lieu. L'antiquité et la provenance des ob-

OuETl TBOVltS A rADtXOICA, kV FlEtl DU CEMO DE U HOM*.

jets trouvés à quelque 50 mètres de dislance devaient forcement ôtrc très différentes, et le résultat de nos fouilles n'a pas trompe notre attente '.

< Ad pied du eerro de ta Horca (i^tâ sud], les eaux du rio de la Fortale» onl arraché une gnaäe partie d'un moDlicule, et, en levanl le plan du lit de ce Oeute, j'ai remarqué que l'intrrieor du maoïdan consislail en |iieiTes Toulcea.

Cetir aggloméra lion de pierres portait tous lei caractères d'un tumulus appartenant ï la même époque que la seconde couclie du mur sud de la forteresse qui couronne la qiODtagna. Les geiu

FOUILLES AU GERBO DE LA HORCA. 8S

Fendant toute la durée de mes travaux dans cette contrée, un nègre affreux me servit d*aide.

[Ceinture de femme, déterra lu pied du e

e ta Horca. (ttéà, au huilième.)

Ceinture de remme, diiteirce au pi

Il de la Uorctt. (Réd. a

Ce pauvre garçon se montra si dévoué, que je lui en lémoignai à plu- sieurs reprises ma satisfaction. Un jour, en entrant dans ma chambre, je le

du pajs me déclarèrent que la solidilà eilrâine de ce eerrito y readail toulet fouilles impossibles et m'iodiquèrent l'emplacetnent du panthéon de loi gealila, la nécropole des indigènes, iva Touilles pourraicDl peul-élre donner des résuluts. J'y ciâculai quelques travaux asseï pt'olblrs. Le paitt j eiiile k ailé de la huaea. Le nombre des pauvres enroiiis en cet endroit est prodigieui. Ces misérables des temps passés cousus loul nus dans un sac grossier oui été jetés dans cette mer

Le nombre de* entmls morts en bas 3ge ; est tris contidcrable. Noua n'irons trouva d;ins la nécropole des pauvres, sur i57 momies, que 32 adultes. Beaucoup de cr-incs d'adulti's avec sului'e frontale. Parmi les vases en terre cuite, plusieurs modèles très remarquables ; parmi les étoIÎM, des pièce* du plus haut intérêt ethnographique. Nous avons rencontré des spécimens de Quipos, les pre- miers qu'il nous ail été donné de voir.

Après cinq jours de fouilles dans celle partie de la nécropole, j'allaquai te lumulus en pieiTcs roulées. Nous étions obligés d'enlever pierre i pierre; cependant, en quelques endroits, le mortier redevenu terre sèche et ne donnant pas de solidité ï l'appareil, les pierres se dûLnchaient facilemcul. Le troisième jour des rouilles, il se produisit un fort éboulemenl.

Dans lo monceau formé par cet éboulemenl nous trouvlmes des os et des crtnei broyés soiu lo

U PÉROU ET BOLIVIE.

vis se contempler dans la petite glace appliquée sur le dos de ma brosse.'

PÙHlnu.

Dos.

Chemise IrouTJe >u pied du eei

rro de la Borca. (Réduclion id ücr.)

TlUiriTUHlrilIIlM UTC»

,LM.[[NEDD[JCE«HOML* HofIC*.

gestes exlravagaols attirèrent mon attention. Je le rcgai-dai. Le malheureux

poidi des pierres, nous reprîmes le Iraniil arec précaution et noua eitmes la boone Tortune lie dégager une tombo complète eo boa étal. Il n'y STait que la momie qui fût en partie broyée, et, chose très rare au Pérou, les cliairs formaient une matière gluanle. Celle tombe renfermaii plu- sieurs tues exircmement beaux, dont l'un représentait une tête humaine d'un type très cane- lérisé. Le nei en était aquilio, les oreilles percées el pouriues de boucles d'oreilles dans la masse. Dana ta loùine tombe se Irouiérenl cinq poupées en asseï mauvais élat. C'étaient des matelas rem- bourréa d'algues et maintenus jur une aorte de squelette de roseau, tes jeux, le nei, ta bouche,

HACIENDA DE UPÂCA. 85

s'était barbouillé la figure de gouache blanche et les joues et les lèvres de carmin. Je n'ai jamais tu figure humaine aussi grotesque et aussi hideuse.

c Ah! patron, me dit-il^ pardonne-moi , je ne volerai plus les couleurs de Votre Seigneurie. Vois-tu, si je pouvais toujours rester blanc comme ça, je serais aimé de toutes les noires, et je serais très-heureux.

Débarbouille-toi, mon pauvre gars, lui dis-je, tu vaux mieux en nè- gre. » Il semble pourtant que mon jugement ne concordait pas avec celui des négresses : j'appris le lendemain que le masque blanc avait eu auprès d'elles un très-grand succès.

Avant de quitter ces parages, je résolus de faire une excursion dans la ferme de Upaca, à trois lieues au nord de Paramonga. Cette Äooenrfa ne renferme, au point de vue archéologique, qu'un grand bloc de granit qui sert de siège sur la plate-forme devant la maison du propriétaire.

Cette pierre, soigneusement polie, a été trouvée au sommet du cerro de Upacd, et son antiquité ne saurait être mise en doute, si l'on veut bien considérer qu'elle a été découverte sur une plate-forme parfaitement tra- vaillée ; elle était supportée par un socle en adobes très-solides présen- tant les mêmes dimensions de largeur et de longueur que la pierre même.

La hacienda de Upacà^ qui est marécageuse, ne se prête pas à la culture de la canne à sucre. Les propriétaires l'ont consacrée à l'élève du bétail et des mules. Trois ou quatre étalons pour trois ou quatre cents juments don- nent, après trois ans, un bénéfice moyen annuel de 130 000 francs; une mule criolla de trois ans vaut environ 200 piastres en bank-notes qui, au taux de 1876, passaient au change de 2 fr. 40 à 2 fr. 60 par piastre.

La mule criolla^ plus petite et d'apparence plus chétive que les superbes mules argentines, est plus appréciée que ces dernières. Au dire des con^

étaient brodés arec du coton noir sar rétofTe, qui était jaunâtre. Les bonnets que portaient ces pou* pées étaient d'une étoffe rouge, bordés d'une oreille \ Fautre d une frange noire figurant les cheTeui. Dans une seconde tombe que nous mimes à dccouYort deux jours plus tard, les momies étaient tellement sècbes, que la peau, loin d'être parcheminée, tombait en poussière au simple contact. Citons en dernier lieu des tombes absolument différentes de celles qui nous étaient con- nues et dans lesquelles les morts étaient couchés avec un traversin de paille sous la tête.

TraTaux en pierre dure : 3 fusaloles. Poteries : 107. Travaux en bois : Leviers d'une petite balance, 2. Armes : massues, bâtons de commandement, 37. Navettes, métiers, 23.

Travaux en métal : Assommoirs sous forme d'étoile en bronze, 3. Travaux en os : 2 poin- çons et \ Date. Travaux en corail : 12 bracelets et 14 colliers. Travaux en écorce de fruits, 9. Tissus : 143. Parmi ces tissus, il y en a deux qui sont particulièrement intéressants par les dessins représentant des hommes de différentes couleurs, les organes, les costumes, les armes représentés sur ces pièces sont du plus haut intérêt.

Momies d'enfants, 4. Les enfants sont en bas âge et ont cela de particulier que les momies ne sont pas accroupies, mais étendues.

86 PÉROU ET BOLrVIE.

naisseurs, elle se fatigue difficilement et se repose vite; de plus elle n'est pas revéche. Mettez pour le bétail et pour la race porcine des bénéfices analogues, notez que cet élevage nécessite très peu de gardes et relative- ment peu de soin, et par la presque suppression de la main-d^œuvre, si chère au Pérou, s'expliqueront les bénéfices énormes que Ton peut réaliser par une entente sérieuse de ce négoce. De plus ces produits sont, bien moins que les articles d'exportation, soumis aux fluctuations des mar- chés européens et nord-américains.

Upacà est séparé de Paramonga par un désert de vallées tantôt rocheuses, tantôt sablonneuses. Jamais je n'ai subi chaleur aussi sèche, aussi intense qu'en retournant dans la grande ferme des Canaval. Les bêtes marchaient Toreille basse, lentement, tristement ; les cavaliers gardaient un silence obstiné, et ce n'est qu'aux environs de Paramonga, en ressentant le premier souffle^ de la brise du Pacifique, qu'un carajo de soulagement poussé par l'un d'eux ouvrit la conversation.

La veille de mon départ de ces parages si intéressants, je montai une dernière fois sur la colline qui domine la ferme; au loin, la silhouette noire des ruines se détachait sur l'horizon; à l'ouest, la vagi^e du Pacifique se brisait contre la falaise de la Horca; la mer agitée mugissait, et ce mou- vement d'en bas faisait ressortir le calme d'en haut. L'eau était d'un vert foncé, le ciel transparent comme une immense pierre précieuse, à en faire deviner l'infini, et dans ce firmament d'émeraude un nuage immobile, noir, épais, cachait le soleil couchant; des bords, couleur de fer rouge, entouraient les zigzags capricieux des contours, et quelques rayons im- menses partaient de son centre, sillonnant comme une gerbe d'or la voûte limpide. Le peintre le plus habile fixerait ce tableau sur la toile ou sur le papier, que l'on crierait à l'invraisemblable, et on aurait raison. Il y a certains tableaux que la nature seule peut peindre de ses teintes puis- santes, et ces tableaux ne sauraient rentrer dans nos galeries, il leur faut pour cadre Tunivere. ^Pour que, sur le littoral péruvien, le firmament attire l'attention du spectateur, il faut qu'il soit merveilleux, car, dans ce pays sans pluie, sans orages, la voûte céleste est toujours d'un bleu limpide, même pendant les tremblements de terre qui renversent des villes, même pendant que la vague furieuse de l'océan Pacifique, léchant la côte, engouffre en un clin d'œil les œuvres de l'industrie humaine.

Nous nous rendîmes le lendemain à Pativilca^ village morne situé à une lieue de Paramonga, puis à Barranca je levai le tracé d'un ancien canal

^ Nous sommes certain qa'en décrifant Pati?ilca Alcedo a touIu parler de ParamoDga, la région entière s'appclant en réalité Pativilca.

CASMA. TIRU. n

d'irrigation, creusé, selon la légeade, en une nuit par ordre d'un eaciqnflr qui voulut plaire à sa belle. Dans ce pays de mafiana, dans ce milieu, de l'éleruel demain, on se plait à raconter les leurs de preslidigitalion so- ciale, de rapidité surprenante qu'on apportait dans les entreprises à une époque qui n'est plus, grâce à des civilisations à la fois méprisées el aimées des Péruviens d'aujourd'hui, qui ne veulent être ni Espagnols ni Indiens.

Cisma. Viru. Débarquement ï SalBTerry. Tr«jillo. Moche. Le Gran Chiaat. La maii- puateria. Fouilles daits ces diveri points. La révolte dea Cliiiiois. Itfisumé sur le Coilaio.

l'areiol de Casna.

Santa et Chimbole, ports jumeaux, se trouvent dans un arenal rempli, comme Ancon, de sépultures anciennes. Les deux villes n'ont pas une grande importance, mais elles servent de ports à des fermes admirables, dont la plus grande, propriété de M., Derteano, Palo Scco, est exploitée par plus de mille Chinois. Plus au nord, Casma' el Viru' sont de pauvres vil-

' Casma se trouve sous une latitude sud de 9* 58'.

* Lorsque les sarauls Toulurenl relrouver l'ctymologie du mol Perù, qui n'ciistait pns lors de l'indépeDdsDce, et qui semble être d'un malentendu, chacun fil 1 ce propos un pelit conie appro- prié ä la circonstauce^ Viru en a fourni le texte ïCosme Bueno (Ephemeride del año 1760. Odrio- Mtla, Documenloi liUrariot del Perù, t. Itl, p. 51 ). Il croit que c'est en cet endroit que débar- qnèreul les conquérants el qu'ils appliquéreol le nom de ce point (légèrement défigure en Pi'ru el

PÉROU ET BOLIVIE.

lages, tristes et sommeillant sous la chaleur du désert comme les cam- pemcols de la côte sud. Cependant, comme cette région n'est point minière,

Cd'd d'un linceul. (Itfd. i la moitié.)

Coin d'un linceul. (RU. i la moilij.) FngmenI d'un tioceul. {Afd. i Ii iiKÙlif.)

FUGIEITS *C TMHB lUCEIU ATIKT EXIELONË D.1E BECLE WWE DIM l'aBIUL DE CuU.

elle n'attire point ou très-peu d'étrangers. Les indigènes semblent naître pourdormiren causant, en marchant, en dansant, en célébrant leurs saints.

longlanj» aprèt ea Perù ) su pays entier. U. naimondi fait comprendre il ce propoi {et Péri, l. II, p. 6) que la c«le de Trujillo n'a élu décourerta qu'eu 1537, et que le nom de Périt éUil alon iléja familier aux compagnons de Balboa ï Panama depuis dii i douieans; il date en effet de b dccounne de Tumbei (Guajaquil)Tere 1515. Latitude calculée par Jorjs Juan, S* 95' 14'; elle àilltre de celle qui a été donnée par Ulloa de S*.

DÉBARQUBHEKT A 6ALAVERRY. 80

Lorsqu'on assiste à leurs processions (nous avons été présent à la fête des Rameaux), on croirait voir des somnambules qui se donnent en spectacle.

Les deux villages sont situés dans des arenale» qui contiennent plusieurs nécropoles anciennes. Nous avons retiré des puits funéraires de cette région incolore un grand nombre d'objets appartenant au même art, comme cé- ramique et comme tissage, que celui de la région de Paramonga.

En quittant Viru, j'avais le choix de faire 12 lieues dans le désert ou i5 lieues à bord d'un caboteur anglais. Je choisis cette dernière aller- native et, heureux de respirer l'air doux et frais de ta mer, j'arrivais, le lendemain de mon départ, qui avait eu lieu à huit heures du soir,

Vàlû de» RniDcaux i Viru.

en vue de Salaverry, le nouveau port de Trujillo. L'ancien port, Huan- chaco, a été définitivement abandonné à cause du grand nombre de sinis- tres occasionnés par la vague toujours houleuse de cette rade.

Débarquer dans ces parages n'est pas chose commode : un énorme radeau accoste le paquebot; le mouvement du flot fait danser l'un et l'autre, amène le radeau à la hauteur du pont, et le replonge aussitôt après à 4 mètres au-dessous. On prépare les grues. Au bout d'une chaîne on attache un tonneau défoncé par le haut; on y met un passager; les chaînes grin* cent sur les poulies (moufles), et l'on est transbordé sur le radeau. Les marins prennent bien leurs mesures et savent faire arriver le tonneau au moment le radeau baisse avec la vague. (Cependant, et malgré celte pré- caution, le tonneau heurte généralement le radeau avec tant de violence,

90 PÉROU ET BOLIVIE.

que le voyageur en est précipité. La lourde embarcation se charge ainsi, et, ballottée par les flots qui mouillent hommes et marchandises, elle s^approche du rivage. Là, on la fait asseoir sur le sable.

Si je dis asseoir, c'est une façon de parler, car on éprouve à cette opé- ration un second choc qui renverse tout le monde, malgré le bienveillant avertissement que les marins daignent donner aux passagers. Aussitôt l'é- quipage lance d'énormes cordes aux portefaix qui attendent sur la plage, et on amarre avec de longs câbles attachés à des poteaux plantés au delà de la limite des hautes marées.

Des escouades de quatre vigoureux gaillards viennent alors vous prendre ; ils portent sur leurs épaules une civière couronnée d'un tonneau semblable à celui qui a servi au débarquement des passagers du paque- bot et vous invitent gracieusement à prendre place dans ce tube. Cinq minutes plus tard on met pied à terre, mouillé jusqu'aux os. On est à Salaverry.

C'est une ville fraîchement bâtie qui se compose d'une douane, d'une gare en bois et d'une cinquantaine de huttes en caña brava^ dont les plus^ élégantes sont recouvertes de pisé. Dans Tintérieur, aucun meuble. Dans un coin, quelques bouteilles de tafia ou d^aguardiente de uva. Devant la porte, de vieilles négresses à la peau ridée et luisante, vêtues d'une chemise maladroitement indiscrète et d'un semblant de jupe. Une courte pipe pend au coin de leur bouche énorme. Elles sont là, immobiles, ac- croupies comme des guenons au repos ; elles entourent leurs genoux an- guleux de leurs longs bras secs ; leurs doigts osseux entrelacés semblent en fer, mais ces êtres ne travaillent plus, le fer est rouillé. Revers de l'hu- manité, laideur, paresse, abrutissement I

Ces misérables sont pourtant fiers comme des hidalgos et insolents comme des portefaix. La législation péruvienne, qui en a fait des citoyens libres, des électeurs, ne semble nullement garantir leur bonheur; et, s'ils sont heureux, leur bien-être n'a pas toujours adouci leur caractère envieux. Un exemple entre mille. En débarquant à Salaverry, j'étais peu à mon aise dans des vêtements qui collaient à mon corps. M*adressant à un noir qui, couché en plein soleil, semblait ne rien craindre pour son teint, je lui désignai une des baraques sur lesquelles on avait écrit, au charbon, ces mots pleins de promesses : Gran Hôtel de la patria^ de los estrangeros y del dos de Maio, et lui demandai de porter une de mes cantines à l'hôtel :

« Votre Grâce me donnera-l-elle pour cela une demi-piastre? » U y avait environ 25 mètres de distance.

Je lui donne la demi-piastre, et le nègre charge.

TRUJILLO. 91

Prends encore cette boîte, lui dis-je. C'était un petit coffret renfer- mant un chapeau et des gants que je ne voulais pas laisser sur la plage.

Non, Votre Grâce ne m'en a pas parlé,

Voyons, cela ne pèse pas 2 livres, prends donc.

Non, c'est un nouveau marché.

Soit, je te donnerai un réal de supplément; » 1^ nègre, après quelques minutes de réflexion :

« Le bateau du Nord vient demain, me dit- il. La demi-piastre me suffit pour aujourd'hui. Engage mou camarade pour porter la boite. Tu lui don- neras aussi une demi-piastre. »

Lorsque ma malle et la boite furent déposées dans la seule pièce qui con- stituait tout l'hôtel, il me demanda de lui offrir un verre depisco et de trinquer avec lui, car, disait-il, il était descendant d'un prince de son pays, comme pourraient me l'assurer la Pepa, la Chepa et la Pancha, ses com- mères, dont les parents avaient été sujets de ses pères. Ce rapprochement majestueux et amical m'amusa sans beaucoup me toucher, car je pense que tous les nègres du Pérou descendent de princes et qu'ils ne seraient pas éloignés d'expliquer leur couleur en prétendant qu'ils portent le deuil de leur grandeur déchue.

A six heures du soir, nous arrivâmes à TrujilloS ville régulière, calme, d'une physionomie qui rappelle le moyen âge.

*■ La côte dcTrajillo (d'après Gieza de Léon, Chimo 6 Tnijillo; d'après Garcilaso, Chimu) fut décou- verte en 1527. Celte région, libre sous le cheî Chimu, a été soumise, de même que Paramonga, Huarmey, Sauta, Yini, Guañape, par le dixième inca, Yupaaqui. (Yoj. Garcilaso, Comment, real,^ part. I, lib. VI, cap. xxxn et xxxm.) Par une erreur (probablement typographique), on lit dans Gieza de Léon (Chronica del Perùf cap. Lxxvm) que cette tUIc a été fondée en 1550, ce qui est im- possible, Lima n'ayant été fondé qu'en 1535. De plus la conquête du Pérou ne date que de 1531. (Voy. Raimondi, el Perù, t. II, p. 75.) Il est certain que Pizarro fonda dans la même année (1535), k 80 lieues au nord de Lima (Gieza de Léon), sous une latitude sud de 8* 6' 10% une cité à laquelle il donna le nom de sa yille natale, Trujillo. Antonio de Ulloa donnait, comme latilude, 8" 6' 3'. Jorje Juan et Humboldt, 8* 6' 9''; Fcyjoo donnait 8* 19'. Simon Perez de Terres ( Historiadores primiiivot de IndicUy par Àndres Gonzales Barcia, t. UI) a passé en 1586 par cette cité, qu'il trouve alors « grande et gaie, les habitants riches, grâce à leur commerce avec Panama, et la terre fertile en toutes choses que créa Dieu. > Galancha (Ckronica moralùada, lib. II, cap. xxxt) dit qu'en 1612, Trujillo fut érigé en éyéché; Gosme hueuo (Ephemer.^ etc. ) pense que celévêché date seulement de 1616. Selon Raimondi (ibid., p. 187), Galancha a raison, ce qui semble ressortir du fait que la bulle papale relative à cette création date du 20 juin 1609. Le 14 février 1619, un tremblement de terre renversa cette cité ; en 1725, il y eut un second tremble- ment de terre, et en 1739 un troisième. (Voy. Feyjoo et Galancha, témoin oculaire : Chronica moralizada, lib. Il, cap. xixv.) En 1763, Trujillo, complètement réédifié, comptait neuf mille habi- tants. (Voy. Relacion descriptiva de la ciudad y provincia de Trujillo del Périt, con noiiciae exadae de tu estado polilico tegun el real orden^ dirigido al exemo Sr, Virey Conde de Super Onda, escrita por el Dr. D. Miguel Feyjoo Corregidor (que fue) de dicha ciudad y Conlador Mayor del Tribunal y Audiencia real de Cuentas del Perü, Madrid, 1763.)

9S PÉROU ET fiOLIYIE.

On passe à travers quelques rues bordées de murs énormes sans fenê- tres : ce sont des murs de couvents ; la rue principale et la place sont bien espagnoles avec leurs maisons aux toits plats, leur vérandah-balcon et leur petit saint dans quelque niche à côlé de la porte ou entre les fenôtres. La média naranja (petite coupole) d'une église, le fronton d'une cha- pelle, la croix d'un oratoire autorisé, donnent aux rues des silhouettes accidentées. Dans les rues, on voit des moines, blancs, vert-d'eau, bruns, bleus, noirs, nu-pieds, à la tête rasée, hissés sur un âne à Tal- lure grave et résignée, armés d'un bréviaire et d'un parasol, souriant aux femmes, bénissant les enfanls, quêtant de grosses pièces de cuivre et de petites pièces d'argent, des volailles, des légumes, des fruits, recueillant l'argent dans la manche et entassant le reste dans des bâts énormes.

Tout ce catholicisme pittoresque, qu'on ne connaît plus en France, donne une couleur archaïque au pays el un cachet original à la société au milieu des importations étrangères de toute sorte, de toutes provenances et de toutes valeurs.

Aussi rien de délicieux comme une promenade à Trujillo une heure avant le coucher du soleil. Les maisons basses, les grands couvents, les églises polychromes, sont d'un aspect avenant. De grands diables de nègres pa- resseux ronflent étendus sur les trottoirs, et les négresses leur tiennent compagnie en chantant d'une voix éraillée; les rues s'animent de trains de mules de charge qui arrivent vers le soir gaiement avec leur harnais en laine aux couleurs éclatantes, escortés de maîtres muletiers en ponchos^ montés sur des andalous élégants. I^es dévotes, revenant de vêpres pour aller à l'angélus, passent rapides et silencieuses ; les chanoines, coiffés de véritables vaisseaux noirs pourvus de cordages et de pompons, se pro- mènent d'un air important, et, dans ce tableau qui semble ressuscité d'un âge qui n'est plus, le pantalon garance des officiers habillés à la française apporte la note élégante, gaie, moderne. Des âniers vendeurs d'eau, de légumes ou de fourrage, complètent la charge de leur petite bêle créole en se mettant en croupe. Rien de grotesque comme cette cavalcade, la bête ne joue pas le rôle le plus sot.

Ce tableau a pour fond les contreforts puissants de la Cordillère. La sil- houette anguleuse des rochers énormes, nus, merveilleusement teintés par le soleil couchant, prend, sous la vapeur légère qui flotte devant ce décor sans pareil, des formes indécises, et les derniers plans bleus et vaporeux se confondent avec les nuages du soir, qui se perdent dans le ciel.

Un calme mouvementé, une activité tranquille, animent ce tableau noyé

pOCHE. ' 05

dans une atmosphère lumineuse et dorée. Mais, hélas! ce n'est pas un tableau qui nous représente la vie telle qu'elle est au Pérou ; c'est un rideau de théâtre derrière lequel se jouent plus de drames qu'il ne faudrait pour le

Binde* ijuit omi une cheraiiella en gête noire IrouTJei dini ferenal de Hoche. (Réd. ta tien.)

bonheur individuel des habitants et pour la prospérité sociale de ce peuple. Ce rideau de théâtre ne se lève guère, et lorsque l'observateur réussit un jour

à se glisser sur la scène, il voit avec tristesse que la toile si brillante lui a caché la vérité.

Les villages qui entourent Trujillo sont habités en partie par des ludiens, en pariie par des nègres. Le village de Moche' appartient presque exclu-

< flaimondi (el Perü, 1. 11, p. 383, n. 1) plice Hoche k i lieaet nid-eal de Trujillo : doiu nvjoDi qu'il j a lii une erreur tipograpbique ; nous D'afoni Irouvé qu'une disUoce de 3 kilo-

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sivement à des Indiens superbes. Les femmes , remarquablement belles, ont une allure fière et majestueuse, différant de la démarche ordinaire des femmes de cette race. Leur costume est simple et pittoresque * : elles ne portent généralement pas de chapeau, ce qui permet de voir leurs cheveux noirs soigneusement peignés, qui tombent en deux nattes abondantes jus- qu'au-dessous des reins. La chemise, sans manches et laissant un sein, à découvert, se détache en blanc sur leur peau brune. Un morceau de toile bleu foncé, de 60 centimètres de largeur, s'enroule à la hauteur des reins autour des hanches et tombe à peine au-dessous du genou. Il est retenu par une ceinture en laine aux couleurs vives, à laquelle sont attachées des sacoches et souvent des mates*.

Autant rindienne, dans ces contrées, paraît originale et charmante, autant les métisses sont déplaisantes avec leur préoccupation d'imiter les costumes de la ville.

Elles portent le corset, une jupe longue, un châle et généi^alement un chapeau d'homme. Quant aux négresses et à leurs congénères, elles sont franchement hideuses, débraillées dans leur vêtement, ignobles dans leurs mouvements ; leur costume se réduit à une chemise et à une jupe aussi mal- propres que leur personne.

Il est du reste naturel que les coutumes populaires dans la région de Trujillo soient varices, car ces mulâtres qui forment la principale population de Mansiche se distinguent en tous points des nègres de Santiago de Cao, des environs de la manpue$teria^ ^ et des habitants de Moche et de Huan- chaco. Chacune de ces régions offre des spectacles particuliers.

Ainsi, la première fois que nous nous rendîmes à la manpuesteria nous rencontrâmes le cortège funèbre d'un négrillon.

mètres. Raîmondi cite (ibid.f p. 199), du reste sans le contredire, le P. Calancha, d*après lequel Moche est situé « à une demi-lieue de Trujillo » .

* Vêtements ordinaires des Indiens. Les hommes portent le uncu, camisaf chemisette; huara, paneteSf pagne; tagolu, poncho^ mante; dsuta, alpagartos 6 tandalias, chaussures; chuco, gorrOf bonnet.

Les femmes portent également le ungu, elles portent en outre le anaco, tunicoy tunique ou Teste; CHUMPi, faja, ceinture; licclia ou leclla, manlo, châle; topo, alfiler, prendedor ou brocha, fibule, sorte de grande épingle ; hdincha, pañuelo, ruban ou mouchoir attaché autour de la télc. Dans cer- taines régions de Tiniérieur il faut pour les hommes et les femmes la montera, chapeau caracté' rîslique du pays.

* On appelle mate au Pérou, Técorce d'une cucurbilacée servant tantôt de gourde, tantôt de coupe, tantôt de gamelle, selon qu^on remploie entière ou qu'on en enlève h partie supérieure, n ne faut surtout pas confondre le mate péruvien avec Therbe mate qui appartient principalement au Paraguay et dont on fait, dans la parlie sud-est de TÂmérique, une infusion, breuvage très apprécié.

'On appelle généralement manpuei(erta, comme Tindique l'étymologie du mot, un terrain travaillé et transformé par la main de Thomme. La manpuesteria près de Trujillo est le point se trouvent les grands travaux d'irrigation encore bien conservés des anciens.

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PÉROU ET BOLIVIE.

Quelle triste chose qu'un enterrement pareil ! Il faut rappeler tout d'abord que le trépas transforme le pauvre petit en ange du ciel qui va prier auprès de son patron pour ceux qui sont restés sur la terre. Aussitôt après sa mort, on attache le corps sur une chaise, on fixe à son dos deux ailes en papier montées parfois sur des ailes de chouette, on lui met une cou- ronne de fleurs sur la tête, on le place sur une table autour de laquelle on se met à danser et à chanter; dans les intermèdes, on boit et on dé- vore des plats fortement pimentés qui excitent encore la soif. Le lende- main on porte processionnellemenl le petit cadavre chez les proches parents,

Roseaax peints.

A

i'I^'Sr »•.

Pierre dure.

Bois de ier. FusAïoLES TROUVÉES A IIuAKCHAco. [Réd. à U moitïc.)

Y

Terre caite.

puis chez les amis, et dans chaque maison recommencent les mêmes scènes d'orgie.

A plusieurs reprises, je me suis trouvé en présence de bandes fêtant la mort d'un enfant par ces joyeuses funérailles. La petite tête crépue du cada- vre, par l'effet des cahots des danseurs ivres qui portaient le siège, re- tombait de droite à gauche, d'avant en arrière. On aurait dit qu'elle allait se détacher du tronc et rouler au milieu de ces énergumènes. Les cris, les chants, les rires enroués, les gambades des danseurs, faisaient un bruit scandaleux, contrastant avec le calme rigide du petit mort auquel la mobilité de la tête prêtait une apparence de vie et qui, attaché sur sa chaise, semblait souffrir en silence.

La fête finit seulement lorsque Vange commence à incommoder ses amis vivants par sa décomposition. Alors on le porte em panthéon j comme on appelle au Pérou le cimetière.

LA MANPliESTERlA. 97

Au retour de la cérémonie funèbre, on recommence à boire jusqu^à ce que tous les compères et toutes les commères aient perdu connaissance. On peut dire que Ton met, sinon le corps, au moins le souvenir des morts dans l'alcool peut-être pour mieux le conserver.

Les femmes mariées, à Huanchaco, sont souvent adultères; on se raconte les fautes commises sans qu'il en résulte de conséquences fâcheuses pour les coupables. Malgré cette licence, les mœurs du pays exigent la réparation de toute offense faite à une jeune fille. Les gens mariés se chargent alors de donner au cholo indigna des volées de bois vert jusqu'à ce qu'il ait réparé ses torts par son mariage avec celle qu'il a olfensée.

Les veuves pleurent la mort de leur mari sur un air devenu chant de circonstance, comme le thrène antique ; elles rappellent les cadeaux, ca- puz, collary etc., que le défunt leur a faits, et la description minutieuse de tous ces objels sert de texte à la triste mélodie de leur plainte.

Assises sur le seuil de la porte, un verre de chicha à la main, elles pré- ludent à leur chant, qui va crescendo sous l'influence de la boisson et s'éteint diminuendo dans l'ivresse. Ces lamentations, survivances des habitudes du passé, durent parfois plusieurs jours.

Cependant le passé nous a légué en cette région des traces bien autrement imposantes; je veux dire les ruines de la cité ancienne des Chimus. Elles subsistent à une lieue au nord de la ville actuelle. Constatons en pas- sant que cette dernière, fondée en 1535, a été renversée et balayée à trois reprises différentes par les secousses volcaniques pendant que les murs anciens restent les témoins inébranlables de ces désastres suc- cessifs*.

C'est que les Chimus savaient le véritable art de bâtir consistant dans la subordination du procédé architectural aux lois spéciales du milieu.

Pizarro avait rapproché sa ville du rio de Moche, qui avait alimenté la ville ancienne, et cependant, Trujillo manquant toujours d'eau, le terrain

* Voyez la noie sur l'historique delà ville de Trujillo; Bibliographie sur Trujillo et le Grau Ghimu : l'az Soldan, Geografia del Perù, p. 212. Alcedo, Geographia, etc., t. IV, p. 494; Balboa, tra- duction de la collection Ternaux Compans, chap. vi, p. 73; vu, p! 86-94; yiii, p. 99-100; ix, p. 511-314. Bollaert en parle aussi et estropie tous les noms : Manseriche au lieu de Mansiche, et plus loin Uuamanchuco, à la place de Uuamachuco, etc. Huaca de Toledo près de Mansiche, h une lieue de Trajillo, et ruines du Grau Chimu. Humboldt, Vues deê Cordillères^ p. 109. Voyez Relacion descriptiva de la ciudad y provincia de Truxillo del Périls por el doctor don Miguel Feyjoo, cap. i, p. 3 à 11. Llorente, el Perù, lib., U, cap. m, p. 108. Stevenson, Vingt ans dans V Amérique du Sudy t. II, cliap. y, p. 168 à 174. Pérou, territoire, population, Mansiche, voy. Stevenson, op. cit., t. II, chap. v, p. 167. Calancha, Chronica moralizada del orden de S- Agutlin, 1638, lib. II, cap. xxv; lib. III, cap. i. Ruins of Mansiche or Gran Chimu, FranU hcû\e\ Illiutraied Newspnper, New-York, march, 21, 1868.

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gg PÉROU ET BOLIVIE.

qui entoure la ville moderne se trouve élre moins cultivé que ne l'était celui de la ville ancienne. C'est que l'indigène savait mieux que son vain- queur canaliser le fleuve, emmagasiner les eaux, arroser les cultures.

Un coup d'oeil sur le plan de cette cite montre les ouvrages étonnants d'irrigation qui font circuler l'eau dans ces parages avec une logique com- parable au sjslèrae de la circulation du sang dans nos veines. Un ouvrage de plusieui's kilomètres de long, à la fois aqueduc et digue, amène les eaux

Plan de la ville do Truiillo et du Griti Cliimu.

du rio de Hoche emmagasinées dans un réservoir immense qui subsiste en partie et que les hommes d'aujourd'hui appellent la manpueiteria. Dès lors ces murs à l'aspect terreux paraissent moins mornes, lorsque nous com- prenons qu'ils s'élevèrent jadis au milieu de champs et de jardins.

La ville même subsiste encore en grande partie éLiblie sur trois terrasses dont la plus élevée, celle du nord, domine de 15 mètres la seconde et de 38 mètres la troisième. Le grand palais du Chimu avec ses vastes galeries aux murs ornés de bas-reliefs, peints en fresques se trouve sur la première terrasse. On dirait que les anciens ont craint les grandes agglomérations d'habitations : aussi de vastes cours ou jardins s'étendent entre les groupes

LE GRA?) CHIUU. 101

de constructions qui couvrent les deux aulivs gradius du Cran Cliimu, |)i'éoccupation sanitaire sans doute, car la grande nécropole est située' à 15 mètres plus bas que le gradin inférieur. Immédiatement au-dessous du grand palais s'élèvent des maisons, peut-éire des temples, aux murs décorés de couleurs éclatantes. Des maisons petites et régulières sont groupées par quartiers tantôt autour de vastes cours et tantôt alignées parallèlement dans d'immenses enceintes, formant les rues de [)eti(es cités au milieu de la ville. Dans la partie est on aperçoit une vaste place avec des quartiers, des loges, puis une autre entourée d'un mur An Q mètres

Kur oriif de bos-rcliffs (en pisé), pulaia du centto du 1i ville

lie haut. Une moitié de cette cour est surélevée d'un mètre au-dessus du l'autre, et dans le centre subsiste un terre-plein, pcut-èlre l'autel de ce sanctuaire à ciel ouvert. Aux deux bouts de la cité s'étendent des labyrin- thes. Aujourd'hui il est facile de se rendre compte, de suivre les méandres compliqués de ces couloirs cl de ces galeries conduisant dans de petites chambres, dans de grandes salles. Jadis, lorsqu'un toit en roseau soutenant une épaisse couche d'argile recouvrait ces galeries, lorsque le regard de l'observateur ne dominait point l'enchevèlrement de ces conduits, l'homme qui pénétrait étounlimenl dans ces boyaux obscurs (cntaîl en vain de s'y re- connaître. I^s sépultures anciennes dominent d'un côté, semblables à des

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pyramides', cette ville morte, déserte au milieu du désert. La buaca de îb/erfo, violée, saccagée, démolie, n'est plus qu'une triste ruiae. A travers l'entrée monumentale qui subsiste avec son immense linteau en briques énormes, on aperçoit l'cboulement de l'édifice. De vastes nécropoles avan- cent sous une nappe de sable jusqu'au bord de la mer. La route deTrujillo à Huancliaco traverse ces anciens monuments et les coupe irrégulièrement, si bien que le seul travail européen exécuté au milieu de ces travaux de

Enliéc de la /luaca [pjnmâie Cuoénire} de faledo lu Grau Cliimu (r*(ide].

civilisation indigène fait l'elTet d'une œuvre de barbarie et de destruction. Dans une des cours anciennes, sur le bord de ce cbemin, s'élève une petite cliapellc abandonnée. I,a tour en est caduque et la croix inclinée semble près de tomber. 1^ groupe des monuments du Cbimu n'est pourtant pas le seul qu'on doive citer dans les environs de Trujillo. Â l'est de la ville. Se dressent la huaca del Sol et la huaca de la Luna, pyramides imposan- tes et mieux consenTes que les ruines des vieux palais.

Lorsqu'on fait mentalement un travail de reconstitution de cette an-

' Lei principales de ces sépultures (huacat) sont la huaca de Toledo, de la Eipiranta, el dtt Obupo. Arec le cinquième du trésor Irouïée par Toledo dans la sépulture ()ui porte depuis Ion son nom, on a éleié les ôdilices publics et nolainmcal les murs de Trujillo. Ces derniers, bilis . aTec l'or, mais non pas arec l'art des Chimus, sont aujourj'huî en ruines.

Entrée de li huaca de ToUdo, lue de l'inlêrieur (liiitcnu en grandes briques de p'i»c). Ruines du Gna Cbiinu.

LE GRxVN CIIIMU. 105

tique cité ; loi'squ^on songe à ce merveilleux passé, aux princes puis- sants qui Font édifié, au peuple actif qui, sous une direction intelligente et sage, a créé ce vaste ensemble de constructions et de cultures, on croit être le jouet d'un mauvais rêve. Qu'est, en comparaison, le lableau actuel avec ces muletiers à l'air stupide, ces ânicrs nègres, ces marchandes mu- lâtresses qui passent paresseusement sur cetle roule dile royale, au milieu des vestiges d'une résidence vraiment royale? On se demande étonné au nom de quel principe de grandeur, de force